HEART

Au carrefour du silence

Toyen 

Marie Cerminova est une artiste tchèque née à Prague en 1902. Elle a choisi le pseudonyme de Toyen sous lequel elle est connue, en référence au mot « citoyen » et à son admiration pour les idéaux révolutionnaires.

Très jeune, elle rejoint les artistes tchèques d’avant garde. Alors qu’elle n’a que 25 ans, elle est remarquée par les surréalistes et par André Breton en particulier, dont elle est restée très proche toute sa vie durant. Il lui dédicacera ainsi un exemplaire du Manifeste du Surréalisme : « A Toyen, mon amie entre toutes les femmes ». Elle sera invitée dans toutes les expositions de son groupe.

Elle vit quelques années à Paris jusqu’en 1929 avec son compagnon artistique le peintre Styrsky. De retour à Prague, ils fondent en 1934 le groupe surréaliste tchèque. Elle sera poursuivie en raison de ses prises de position politiques et vivra cachée jusqu’en 1947.

En dépit de sa grande discrétion et de son refus de toute compromission, elle va occuper dès lors, aux côtés d’André Breton, une place majeure dans le groupe surréaliste parisien des années 1950, tout en conservant en toute indépendance une très grande originalité artistique. Devenue farouchement anti stalinienne, elle quitte définitivement la Tchécoslovaquie pour Paris où elle finira ses jours en 1980.

Un an après sa mort, le public français a pu découvrir la création artistique de l’une des plus grandes femmes peintres tchèques du XXe siècle lorsque le Centre Pompidou lui a consacré une grande exposition.

L’inconscient, l’angoisse existentielle, le rêve fantastique et l’érotisme, tels sont les grands thèmes de son travail. Elle réussira à les exprimer sur ses tableaux avec une technique picturale de plus en plus perfectionnée.

Au Carrefour du silence est une œuvre assez tardive, datée de 1960. Devant de fines branches dénudées se détachant sur un fond bleu, une silhouette longiligne apparaît : de forme oblongue, la partie inférieure du corps n’est pas détaillée. Au centre du buste traité en forme de cœur est figuré un autre cœur au-dessus duquel naît un visage fantomatique évoquant un oiseau de nuit dont le regard immense et vide fixe le spectateur. La coiffure très abondante est constituée de formes oniriques dont certaines peuvent évoquer des animaux. Cette allégorie du corps est recouverte de petites feuilles, très régulièrement et minutieusement disposées, simulant un revêtement d’écailles. La partie inférieure du corps semble par endroits fissurée.

Une seule et même couleur verte est utilisée dans ce personnage. Seule l’intensité de la lumière plus claire varie dans les parties centrales, procédé pictural classique pour donner l’impression de relief.

Rêve ou cauchemar ? Image hypnotique ou effrayante ? Toyen est maîtresse dans l’art de créer des visions troublantes, réalisant des associations suggestives de l’irréel et de la banalité quotidienne comme ce corps de femme. Elle renouvelle dans cette œuvre le fantasme souvent évoqué dans son travail de la forêt, univers d’où surgissent des créatures insolites et inquiétantes…

L’artiste a cessé de peindre en 1969. Ses œuvres oscillent entre l’espoir d’un monde meilleur, où l’individu peut laisser s’épanouir ses désirs et ses pensées intimes et une vision plus pessimiste de l’avenir. Parfois désespérée, toujours dénonciatrice, elle est restée attachée à sa foi en la vie onirique et à la force de la poésie face aux forces du mal.

A son décès en 1980, Toyen sera inhumée au cimetière des Batignolles à Paris, là où reposent ses amis André Breton et Benjamin Péret. Sur son faire-part de décès, il était écrit : « Je m’aperçois que ma page blanche est devenue verte »… Verte comme la couleur choisie pour ce Carrefour du silence ?

 

Pascal Gueret