Hôpital St Joseph, Paris
Les recommandations des sociétés savantes sont le plus souvent rédigées par un groupe d’une trentaine d’experts, plus ou moins auto-proclamés, dont chacun est supposé rédiger une partie d’un texte, soumis par la suite à la relecture du groupe puis d’un autre groupe d’experts n’ayant pas participé à sa rédaction. Très fréquemment, les rédacteurs partent des recommandations antérieures, en modifiant les passages susceptibles d’avoir évolué depuis la mouture précédente. Les modifications peuvent ainsi être plus ou moins profondes. Généralement, les parties du texte précédent considérées comme consensuelles ne font pas l’objet d’une nouvelle recherche approfondie. Ce mécanisme peut ainsi aboutir à ce qu’un passage, initialement fondé sur des études anciennes, parfois totalement dépassées, se perpétue d’une version à l’autre des recommandations.
Les recommandations de 2024 de l’European Society of Cardiology sur les syndromes coronariens chroniques (SCC) ne dérogent pas à cette règle et il est très instructif de regarder de près les références qui sous-tendent les recommandations. C’est l’exercice auquel je vous propose de nous livrer en ce qui concerne le chapitre des recommandations sur la revascularisation myocardique, en nous attardant sur les trois recommandations de niveau I (c’est-à-dire, ce que l’on se doit de faire) chez les patients coronariens chroniques ayant une fraction d’éjection >35%.
Quatre références, numérotées 718,719, 859 et 860 appuient cette recommandation, la plus impérative qui soit dans l’échelle des recommandations. Les deux premières références correspondent à des méta-analyses. La première (Bittlet al. 2013) est une méta-analyse en réseau ayant pour but de démontrer que l’angioplastie fait aussi bien que le pontage dans les sténoses du tronc commun. L’intérêt des méta- analyses en réseau est de faire des comparaisons indirectes entre des traitements qui n’ont jamais été comparés directement entre eux ; la méta-analyse en réseau fonctionne par transitivité : ici, le pontage a été comparé au traitement médical seul et fait mieux que le traitement médical, l’angioplastie a été comparée au pontage et fait, à peu près, jeu égal, donc l’angioplastie est supérieure au traitement médical seul (alors qu’il n’y a jamais eu de comparaison directe angioplastie-traitement médical dans les sténoses du tronc commun). Le raisonnement, bien qu’imparfait, est admissible si chacune des propositions est solidement étayée. Qu’en est-il ici ? La comparaison entre pontage et traitement médical ne repose que sur 2 essais randomisés et 5 études de cohortes. En aucun cas, les études de cohortes, forcément sujettes à des biais parfois totalement impossible à contrôler, ne justifient une recommandation de niveau de preuve A. Que valent donc les deux études randomisées citées ici ? La première est celle de l’administration des Vétérans, aux USA, et la seconde est l’étude européenne (ECSS), toutes deux publiées en 1982. L’étude européenne comprenait 58 patients ayant une sténose du tronc commun (31 dans le groupe traitement médical et 28 dans le groupe chirurgical) ! L’étude des Vétérans comprenait 43 et 48 patients, respectivement. Les deux études ont recruté les patients dans les années 1970, à une époque où le traitement de fond de la maladie coronaire reposait sur l’utilisation des dérivés nitrés et des bêta-bloquants, parfois associée à celle d’anticoagulants ou d’antiagrégants, et surtout sans traitement hypolipémiant (pour mémoire, les résultats de l’étude 4S ont été rapportés en 1994 et il a fallu ensuite des années pour que l’emploi des statines en prévention secondaire se généralise). En somme, la recommandation repose sur des études de sous- groupes (7% à 11% des populations inclues dans ces 2
études randomisées), à une époque où il n’y avait pas vraiment de traitement médicamenteux de la maladie coronaire et sur 5 cohortes, dont 4 remontent elles aussi aux années 1970 et la 5ème (la cohorte APPROACH) a recruté les patients entre 1995 et 1998, où l’utilisation des statines débutait tout juste, et où deux-tiers des patients avaient un angor instable ou un infarctus de moins de 6 semaines. La seconde méta-analyse (référence 719) est celle de Yusuf, publiée en 1994 et se référant à 7 essais randomisés publiés entre 1972 et 1984. La méta-analyse reprend les 2 essais (Vétérans et ECSS) déjà cités, l’essai randomisé CASS dont le recrutement s’est échelonné entre 1975 et 1979, et 4 petits essais (entre 100 et 116 patients inclus, tout type d’anatomie coronaire). En tout, seuls 150 patients avec sténose du tronc commun ont été randomisés ! Une référence largement redondante avec la précédente, ayant inclus les patients à une époque où il n’y avait pas de traitement médicamenteux de fond de la maladie coronaire, et où aucune des études n’était dessinée spécifiquement pour évaluer les patients ayant une sténose du tronc commun, qui ne représentaient que moins de 7% de la population incluse… La troisième référence (référence 859, Dzaviket al. 2001) est déjà citée dans la première méta-analyse. La cohorte APPROACH a inclus 11661 patients multitronculaires, dont un tiers seulement avait un syndrome coronarien chronique. Le traitement médicamenteux n’est pas décrit chez ces patients recrutés dans la seconde partie des années 1990 ; la survie de 440 patients traités médicalement, 123 traités par angioplastie et 899 traités chirurgicalement, tous avec une sténose du tronc commun, est comparée ; on ne sait pas combien avaient une maladie coronaire stable au sein de ce sous-groupe. La survie des patients avec une sténose du tronc commun traités par angioplastie n’est pas différente de celle des patients traités médicalement, et la chirurgie fait mieux que les deux autres types de prise en charge. Enfin, la quatrième référence (référence 860, Leeet al 2016) décrit les résultats du registre IRIS-main, une cohorte coréenne, incluant spécifiquement des patients ayant une sténose du tronc commun, où les patients ayant une maladie coronaire stable sont minoritaires. IRIS-main a eu pour but principal d’évaluer les évolutions dans la prise en charge et le pronostic des patients ayant une sténose du tronc commun entre trois périodes : 1995-2002, 2003-2006, et 2007-2013. Chez les patients traités médicalement, la mortalité a baissé de plus de 40% entre la première et la dernière période, alors qu’elle est restée inchangée chez les patients traités chirurgicalement. Après ajustement, la mortalité est plus faible avec le pontage qu’avec le traitement médical, y compris lors de la dernière période. Toutefois, l’ajustement statistique ne prend pas en compte le traitement médicamenteux reçu, qui était notoirement différent selon la modalité de prise en charge initiale : à titre d’exemple, lors de la dernière période, seuls 65% des patients traités médicalement recevaient des statines (toutes doses confondues) alors que c’était le cas de 97% de ceux traités par angioplastie et 77% de ceux traités par pontage. En résumé, qu’on ne se méprenne pas : je ne veux pas dire ici qu’il ne faut pas revasculariser les patients stables ayant une sténose du tronc commun. Je veux juste dire que la recommandation de grade I-A n’est pas justifiée, car il n’y a actuellement aucune preuve solide permettant d’affirmer que la revascularisation améliore la survie, dans les conditions actuelles de prise en charge de la maladie coronaire stable. Le niveau de preuve A n’existe pas pour cette recommandation et seul un niveau C (consensus d’experts) serait admissible ici.
Je ne discuterai ici que la première proposition : l’amélioration de la survie à long terme grâce à la revascularisation chez les patients tritronculaires. Cette-fois-ci, ce sont 6 références qui soutiennent la recommandation. Qu’en est-il réellement ? La référence 55 (Navareseet al. 2021) est une méta- analyse de 25 essais randomisés publiés depuis 1979, dont 23 sont utilisés pour évaluer l’effet sur la mortalité globale. La méta-analyse n’inclut pas que des patients stables tritronculaires (l’objet de la recommandation) et plusieurs essais excluent même les patients tritronculaires… Sur l’ensemble des études, il n’y a pas de différence significative sur la mortalité ; seule l’exclusion d’un essai avec un fort taux de cross-over permet d’atteindre la significativité statistique. Il n’y a aucune analyse spécifique sur la mortalité chez les tritronculaires. En revanche, l’effet de la revascularisation sur la mortalité cardiaque (et non pas sur la survie), paraît plus marqué chez les pluritronculaires (bitronculaires et tritronculaires réunis). Les deux références suivantes (référence 56 Hochmanet al. 2023 ; référence 317 Reynoldset al. 2021) proviennent de l’étude ISCHEMIA, qui compare le devenir de patients ayant une maladie coronaire stable selon que l’on réalise ou non une coronarographie initiale, en vue d’une revascularisation myocardique. Ici, les résultats ont été étudiés en fonction de l’anatomie coronaire : contrairement à ce que dit la recommandation, la stratégie invasive n’améliore pas la survie, y compris chez les patients ayant une maladie tritronculaire
(ou une atteinte bitronculaire avec sténose de l’IVA proximale). Les 3 références suivantes sont des méta-analyses, largement redondantes. La méta-analyse de Bangalore et al de 2020 (référence 732) inclut 14 essais randomisés chez des patients stables, sans sténose du tronc commun ; sur l’ensemble des populations étudiées, il n’y a pas de différence de mortalité avec un suivi de 4,5 ans (RR 0,99). Aucune analyse spécifique n’est proposée pour les patients tritronculaires. Il reste donc mystérieux de comprendre en quoi cette méta-analyse appuie la recommandation actuelle. La seconde méta-analyse (référence 733, Soareset al. 2021) inclut 7 essais randomisés relativement récents, chez des patients stables, avec un suivi de 5 ans. Ici encore, aucune différence sur la survie et aucune analyse spécifique chez les patients tritronculaires… La troisième méta-analyse (référence 734, Kumaret al. 2022) réunit également 7 essais randomisés et utilise une méthodologie bayésienne : comme précédemment, pas de différence de mortalité et aucune analyse spécifique pour les patients tritronculaires. En résumé, les recommandations donnent un grade de recommandation I-A pour la revascularisation chez les patients stables tritronculaires : pourtant, à l’exception de l’étude ISCHEMIA, qui ne montre aucune amélioration de la survie chez les patients tritronculaires, aucune des références n’analyse spécifiquement les patients tritronculaires et toutes montrent l’absence de bénéfice en termes de survie sur l’ensemble des patients stables, toutes étendues de la maladie coronaire confondues.
Les références utilisées pour cette recommandation sont les mêmes que celles précédemment citées et, en dehors de l’étude ISCHEMIA, elles ne s’intéressent pas spécifiquement aux patients ayant une sténose de l’IVA proximale. Mais c’est la philosophie même de la recommandation qui est stupéfiante : le grade I signifie qu’il est impératif de revasculariser les patients avec une atteinte de l’IVA proximale, même s’ils sont mono-tronculaires.
La justification en est que la revascularisation permet de réduire la mortalité cardio-vasculaire et de diminuer la survenue des infarctus spontanés. On oublie juste que la mortalité globale n’est pas impactée (cf les analyses d’ISCHEMIA sur ce sous-groupe de patients) et que la diminution des infarctus spontanés est contrebalancée par un excès d’infarctus suivant les interventions. L’effet de la revascularisation sur les causes de décès est surprenant car on voit mal pourquoi, comme c’est le cas dans ISCHEMIA, la revascularisation entraînerait un excès de décès non cardio-vasculaires à long terme : en pratique, pour avoir participé à de nombreux comités d’adjudication d’événements cliniques dans des études prospectives, la plupart du temps il est extrêmement difficile d’attribuer avec certitude la cause d’un décès ; c’est donc bien la mortalité globale (c’est-à-dire la survie à long terme) qui doit compter pour décider d’une stratégie thérapeutique. Quand à la distinction entre infarctus péri-procéduraux et infarctus spontanés, elle n’aurait de sens, pour guider un choix thérapeutique, que si on pouvait affirmer que les premiers sont nettement moins graves que les seconds ; or rien ne le prouve, et encore moins à l’heure où le moindre mouvement de troponines peut être considéré comme un infarctus, au même titre que les infarctus avec sus-décalage de ST. En somme, cette troisième recommandation ignore sciemment l’absence d’impact de la revascularisation sur la survie, et les infarctus engendrés par les interventions de revascularisation. En conclusion Encore une fois, mon propos n’est pas de dire que la revascularisation myocardique est inutile. Il est plutôt d’inciter à la vigilance devant des recommandations qui sont l’œuvre de groupes d’humains, dont la rédaction des guidelines n’est qu’une partie de l’activité, et qui ne sont pas exempts de préjugés, souvent d’ailleurs en toute bonne foi. Les recommandations peuvent nous aider dans certains choix thérapeutiques, mais il faut savoir les regarder avec esprit critique.