N°55 avril/juin 2025

Bonne année à Pâques !

Nicolas Danchin

Normalement, pour la nouvelle année, je résume dans mon éditorial les articles de Noël publiés par le BMJ. Double déception cette fois-ci : les vicissitudes de la presse cardiologique française font que le numéro de janvier arrivera trois mois plus tard, si bien que les articles de Noël se transforment en cadeaux de Pâques, et surtout, une relative indigence du contenu source. Je vous laisse juges. Un premier article a fait passer à différents modèles de chatbots des tests de fonction cognitive ; la conclusion en est que tous les chatbots sont classés comme ayant une fonction cognitive discrètement altérée, et que les chatbots les plus récents ont de meilleurs résultats que les plus anciens, confirmant que dans la pratique les chatbots eux aussi vieillissent. Deuxième papier, une étude cas-témoins qui montre que les chauffeurs de taxi ou d’ambulance ont un plus faible risque de mourir d’Alzheimer, ce que les auteurs attribuent à un lien avec leurs capacités de mémorisation, repérage et orientation dans les trajets professionnels qu’ils effectuent ; avec Google Maps et Waze, il y a fort à craindre que l’Alzheimer devienne bientôt aussi commun dans ces professions que dans le reste de la population.
Enfin, plus amusant malgré tout, un travail de l’hôpital de Leeds comparant les réactions de différentes professions hospitalières face à un jeu de dextérité manuelle (faire suivre à un cercle le trajet tortueux d’un f il métallique sans jamais le toucher) ; les chirurgiens ont le plus grand taux de réussite, mais sont ceux qui jurent le plus en cas d’échec, tandis que les professions paramédicales ou administratives sont celles faisant entendre le plus de cris de frustration devant l’échec. En somme, rien de très excitant, et rien qui touche spécifiquement notre domaine. Cela m’amène donc à revenir à des choses plus sérieuses : en page 10, vous trouverez l’analyse des ventes d’hypolipémiants en France au cours des 25 dernières années. L’impact des médias et de la désinformation sur les comportements de santé y est illustré de façon absolument spectaculaire. À l’heure où, à travers les réseaux, les théories complotistes se répandent sans contrôle (ou presque), cela devrait nous amener à réfléchir…
Et avec cela, Joyeuses Pâques et Bonne Année !

L’ABÉCÉDAIRE DU CŒUR

Lettre A, Patrick Hallali, Jean Bories, Saint-Malo Mon associé, le Docteur Jean Bories, m’a proposé un jour d’écrire à plusieurs mains un abécédaire de la consultation de cardiologie. Nous sommes tous les deux cardiologues libéraux à Saint-Malo à quelques encablures de la retraite. Au fil de l’écriture des 26 lettres de l’alphabet, nous nous sommes rendus compte que, forts de notre expérience de plus de 30 ans, nous faisions des constats de tonalités différentes, parfois enthousiastes sur l’avancée extraordinaire et rapide de notre spécialité, parfois plus nuancés sur l’évolution du rapport médecin-malade. Nous vous proposons donc, avec cet abécédaire, quelques bribes de description et de réflexion issus de notre expérience de professionnels… du terrain. Un regard simple, décontracté, amusé, en évitant le « c’était mieux avant » émanant de deux fantassins de la médecine en quelque sorte.

A COMME ACCOMPAGNANT(E)

La consultation médicale, c’est la rencontre, aujourd’hui encore le plus souvent physique, d’une paire d’acteurs : le médecin et le patient. L’acte le plus célèbre et le plus ancien de la médecine, a été maintes fois mis en scène, analysé, critiqué, caricaturé, par des médecins, des écrivains, psychologues, sociologues, économistes, et j’en passe. Cette description classique d’un échange en duo méconnait cependant le rôle souvent déterminant d’une tierce personne souvent présente : l’accompagnant(e). La consultation, c’est aussi une pièce de théâtre en raccourci. Et comme au théâtre le second rôle donne souvent tout son sel à la scène en mettant en relief les personnages principaux.

En consultation l’accompagnant va sensiblement influer sur la tonalité et la sincérité de l’échange. Car tous les registres peuvent être joués dans une même après-midi de
consultation : comédie, vaudeville, fauxsemblants, drames, rebondissements, non-dits etc…

Vous arrivez à la porte de la salle d’attente et vous appelez un nouveau venu, Monsieur X. Il se lève, vaguement résigné, mais se lève aussi une dame qui vous regarde intensément, d’un air mi-interrogatif, misuppliant : « Docteur, est-ce que je peux accompagner mon mari ? ». Vous lui répondez alors en souriant « Oui, bien sûr Madame, mais uniquement si vous êtes sage ». Ce propos introductif et légèrement disruptif surprend parfois l’accompagnante, mais il passe généralement bien. Il offre par ailleurs un triple avantage. Elle comprend que la consultation se fera plutôt sur un ton détendu. Elle comprend aussi que c’est surtout avec son mari que vous allez échanger. Et elle apporte un interlude souriant à la salle d’attente bien remplie qui patiente, un peu inquiète, en attendant son tour. Vous voilà partis tous les trois. Madame porte le dossier de son mari. Elle écoute avec attention les échanges qui précédent l’examen physique. Elle se retient d’intervenir, mais c’est parfois bien difficile, par exemple quand il vous dit qu’il n’est pas essoufflé, ce qu’elle conteste alors avec véhémence. Il peut arriver que, dans le dossier qu’elle a pris seule le soin d’apporter, manque l’ordonnance des médicaments. Son mari se tourne alors parfois vers elle, un peu agacé en lui assenant sans complexe un « Oh, c’est pas vrai, tu l’as oubliée. Je t’avais pourtant dit de l’amener ». Un époux immature et macho donc, l’égalité des sexes a encore du chemin à parcourir…

Le plus souvent, c’est quand son mari se déshabille derrière la porte qu’elle va vous parler à mi-voix pour ne pas qu’il entende ce qui la tourmente : « Docteur, il n’arrête pas. Dites-lui de ne pas en faire trop », « Il fume ou il boit toujours, Docteur » ; « Il ne prend pas ses cachets », etc… L’accompagnant(e) apporte toujours une mine d’informations.

Toutes les autres configurations sont possibles. C’est le mari, en général plutôt silencieux et attentif, qui est venu avec son épouse et son cancer. C’est la maman qui accompagne sa fille inquiète de seize ans. C’est le fils aimant qui amène son papa veuf. C’est la voisine au grand cœur qui fait le taxi pour la vieille dame.

C’est l’éducateur qui apporte la note rassurante au jeune psychotique qui consulte. Les aidants, héros anonymes, sont présents, leçon quotidienne et revigorante. Parfois aussi l’accompagnant se caractérise par son absence. C’est le cas de ce monsieur qui a à moitié perdu la tête. Il vit en institution. Il a été déposé seul et sans aucun document en salle d’attente par l’ambulancier qui est reparti fumer une cigarette dehors. C’est le cas de cette vieille dame en déambulateur ou en fauteuil roulant qui ne peut pas faire les dix mètres du couloir ni se déshabiller sans aide. Grandeur et servitude de la médecine, les dix ou douze années d’études ne servent alors pas à grand-chose. Seule la patience, l’expérience et la compassion sont requises et vous voilà donnant le bras, poussant le fauteuil roulant, aidant le patient à s’allonger, à remonter ses collants, dégrafant ou agrafant le soutien-gorge (« Je vous le remets à quel cran ? »), le chausse-pied à la main.

C’est hélas aussi le cas de cette dame habituellement accompagnée de son mari qui vient seule cette foisci et vous apprend que son mari aimé est décédé après plusieurs décennies de vie commune. Le rôle de l’accompagnant ne se limite pas à la consultation proprement dite. Il va jouer son rôle essentiel dans le second acte de la pièce, celle qui se déroule à distance du médecin, le plus souvent dans la voiture ou une fois rentrés à la maison. Il ne vous a pas quitté des yeux, vous a écouté avec une extrême attention lors de la dictée du courrier, vous a jaugé et il s’est fait une opinion. La pression est retombée d’un cran, place au temps de l’analyse et du commentaire. Deux questions vont être prioritairement débattues. D’abord la maladie : est-ce qu’il m’a bien examiné ? Est-ce que c’est grave ? Les examens complémentaires ou la thérapeutique proposés sont-ils pertinents ?

Ensuite, la note de synthèse attribuée au médecin. Tous les commentaires sont possibles. Nous espérons tous une bonne appréciation, une bonne mention, le classique « il est bien », ou pour les meilleures prestations un royal « Je l’adore » ou « Je lui fais entièrement confiance ».

Mais bon, si vous avez écouté avec attention, examiné consciencieusement et avec respect, rassuré autant que possible les protagonistes et manifesté pour leurs personnes une considération légitime, a priori vous devriez vous en tirer avec une note satisfaisante. Bien sûr, plus que les considérations affectives (quoique…) l’essentiel est d’avoir objectivement fait du bon travail, conforme aux canons toujours en mouvement de la science et de la médecine.

Le soin, c’est pour le patient. Mais le soin est plus complet et plus efficace si on s’occupe aussi de l’entourage, de ses doutes et de ses affects. Ce ménage à trois en consultation ne manque le plus souvent pas de sel. Pour l’avenir, quel rôle sera dévolu à l’accompagnant dans la téléconsultation, certes utile aujourd’hui, mais déjà appauvrie de la perte du langage du corps et de l’examen clinique ? Peut-être pourra-t-on téléconsulter à plusieurs, ou avec un accompagnant en hologramme ?
JB

A COMME AGRAFEUSE

Cet objet a toujours eu une place sur mon bureau et ce depuis mes premières années en libéral où d’un geste simple et sec, j’emprisonnais au milieu d’un carton plié les deux bandes d’électrocardiogramme sur papier thermique (une pour les dérivations standard, l’autre pour les précordiales).

J’ai longtemps utilisé un modèle en métal inox, de marque « Rapid », Made in Sweden au design des années 70, toujours brillante comme les cuivres astiqués d’une vieille cuisine, un peu lourde, plus lourde que d’autres agrafeuses de pacotille, plus récentes. J’aimais bien sa ligne qui ressemblait à la baleine blanche de Moby Dick. Sa mâchoire pressait les papiers en laissant la marque de ses dents.

C’est en 1879, qu’H. Hadden a inventé l’agrafeuse, un an avant la turbine hydroélectrique et la même année que le réfrigérateur de Van Linde. Mais beaucoup de ces objets découverts à cette époque sont tombés dans l’oubli ou se sont considérablement modifiés. L’agrafeuse, elle, est toujours là comme le trombone, les ciseaux, la chaise ou le papier. Et même avec les progrès de l’informatique et le zéro papier, elle est toujours là, on pourrait la penser éternelle.
PH

A COMME ALGORITHME

Une nouvelle ère de la médecine qui relègue l’agrafeuse aux oubliettes. C’est l’époque des arbres décisionnels, des algorithmes, de l’intelligence artificielle (IA). Je compare souvent l’algorithme à une recette de cuisine ; on réunit les ingrédients (les informations tirées d’études médicales, de l’examen clinique, et des explorations complémentaires) on suit ensuite un chemin avec des étapes et à la fin on obtient un plat cuisiné : le diagnostic !

Voilà donc aujourd’hui la médecine algorithmique comme on commence à la lire, une médecine qui me dépasse et qui n’est plus pour moi.

Certes, grâce au traitement de données massives (big data) l’intelligence artificielle intervient surtout comme un outil d’aide à la décision diagnostique et thérapeutique et doit rester un outil subsidiaire avec une participation adéquate de l’être humain, une garantie humaine car le risque majeur est la perte du libre arbitre face a un système expert susceptible de prendre une décision non adaptée au patient ou pouvant provoquer des effets néfastes et surtout un système dénué d’empathie. Certes, les données des grandes études sur des milliers de patients ont abouti à des arbres décisionnels ou des recommandations utiles, mais le patient face à vous dans votre cabinet, est unique et on risque en suivant aveuglement ces recommandations. de minorer son individualité.

Il faut garder la possibilité de critiques, de transgressions, voire d’un deuxième regard médical humain. J’ai lu récemment que l’intelligence artificielle, associée à l’innovation technologique et à l’expertise des soignants, a fait entrer la médecine dans une nouvelle ère. Celle des quatre « P » pour médecine Personnalisée, Préventive, Prédictive et Participative, reléguant en arrière-plan la médecine curative.

Certes le patient peut devenir un peu plus acteur de ses soins, informé grâce à Internet par exemple, mais l’émergence de ce patient connecté et du médecin « augmenté » peut faire craindre la fin ou la redéfinition du colloque singulier. En cardiologie, l’IA permet néanmoins d’améliorer les décisions diagnostiques comme par exemple l’interprétation de l’électrocardiogramme (pour les médecins généralistes) mais surtout pour le Holter rythme.

Enfin derrière cet essor du numérique, de l’IA, comment ne pas voir la « patte » de grands groupes industriels, technologiques qui y voient des gains de productivité et surtout de profits. On retombe sur le débat de la financiarisation de la médecine et en particulier de l’Hôpital. Décidément je reste beaucoup plus attaché à une médecine empathique avec une agrafeuse, un patient et où la relation humaine est essentielle, qu’à cette médecine algorithmique, numérique avec le rôle grandissant de l’IA.
PH

A COMME AUSCULTATION

L’auscultation renvoie bien sûr au stéthoscope. Le médecin a toujours été clairement individualisé par des symboles qui ont beaucoup varié au fil des siècles. Que de chemin parcouru depuis le long manteau noir avec le chapeau et le long bec, la lancette jusqu’au stéthoscope inventé au début du XIXe siècle.

Cette invention a été le fruit d’une sérendipité : ce concept de découverte fortuite, fruit du hasard et de la sagacité du découvreur. On connaît tous l’histoire de la pénicilline de Fleming mais aussi du Viagra ou du micro-onde.

La découverte du stéthoscope procède de cette rencontre du hasard et de René Laennec. Selon la légende, le jeune docteur Laennec se rend en 1816 au chevet d’une de ses patientes atteintes de troubles cardiaques. Sur le chemin, il aperçoit des enfants qui jouent sur un tas de décombres. Deux enfants se tiennent chacun à une extrémité d’une même poutre. L’un d’eux gratte son côté avec une aiguille tandis que l’autre, l’oreille posée contre la poutre, doit deviner le nombre de touches. Les enfants s’étonnent et s’amusent du son qui est amplifié en traversant le matériau. René Laennec décide, après avoir posé son oreille sur la poutre, de s’inspirer de ce mécanisme physique pour ausculter sa patiente chez qui il se rend. Il roule un ensemble de feuilles dont il colle le bout contre la poitrine de sa patiente. Il constate que les sons de la respiration et des battements cardiaques sont plus nets et amplifiés. Inspiré par cette expérience, il conçoit par la suite plusieurs modèles de stéthoscopes simples, composés de cylindres en bois. Le stéthoscope sera dès la fin du XIXe siècle un attribut visible et omniprésent du médecin jusqu’à la fin du XXe siècle.

Aujourd’hui, il reste encore pour des générations (dont je fais partie) l’emblème, le symbole du médecin et plus encore du cardiologue. Qui ne se souvient pas de son premier stéthoscope? et de son premier Rappaport ? le Stradivarius de l’auscultation destiné à décrire et à retrouver la richesse des descriptions sémiologiques apprises dans les questions sur les bruits du cœur, les souffles en utilisant des sons de la vie de tous les jours.

Par exemple, le bruit des pas dans la neige pour le frottement péricardique ou celui du cuir neuf, ou pour les crépitants pulmonaires, le bruit des cheveux frottés près de l’oreille Je me souviens des trois colonnes tracées sur une page entière du cahier d’observation, pour transcrire l’auscultation dans le service du professeur Acar à Tenon, en détaillant chacun des foyers stéthacoustiques.

La première colonne était destinée à l’auscultation du « petit » interne, la suivante pour le chef de clinique qui rajoutait des détails ou rectifiait et enfin la « parole divine » du grand patron venait s’inscrire en lettres d’or lors de la visite. (Plus tard, je l’ai soupçonné de passer avant, dans le laboratoire de phono mécanographie pour chaque patient). Mais au fil des années et encore aujourd’hui, tout ce cérémonial paraît complètement désuet et d’un autre âge. L’auscultation n’occupe à 6 peine qu’une ligne dans les compte-rendus à tel point qu’on peut penser que le stéthoscope sera bientôt rangé dans les tiroirs du bureau ou sur des étagères du musée de la médecine. La cardiologie sera alors accessible aux médecins sourds.

Fini le bruit du cuir neuf, le souffle doux, humé aspiratif ou râpeux , le dédoublement fixe du deuxième bruit, le clic ou le galop. L’auscultation aujourd’hui est réduite à la portion congrue. L’heure du désenchantement est venue. À quoi sert toutes ces nuances alors qu’il suffit d’une bonne échocardiographie pour avoir un diagnostic. On peut rapprocher cette évolution de la disparition de la sémiologie neurologique très riche qui permettait d’approcher la localisation d’un accident vasculaire cérébral ou d’une tumeur, avec l’arrivée du scanner puis de l’I.R.M.

C’est l’illustration de l’envahissement des techniques dans notre pratique et de l’évolution de la médecine vers une science qui pourrait se passer du corps devenu virtuel et soumis au bio-pouvoir.

Pourtant l’auscultation fait partie de ce rapport médecinmalade, ce colloque singulier, ce rapprochement par le palper, le toucher, l’écoute du cœur ou des paroles pour approcher un peu l’Humain. L’auscultation participe de cet art qu’est la médecine au sein la consultation dans son ensemble. Pour finir, l’auscultation peut être le moment de la réflexion pas simplement sur le type de souffle ou les bruits du cœur mais également sur la cardiopathie du patient et les décisions qui en découlent : bêtabloquants ? Coronarographie ?

Et même si parfois, alors que le diagnostic des symptômes est vite résolu, l’auscultation peut également être un moment de calme, de sérénité voire même de méditation ou de repos de l’esprit.

Je ne résiste pas au plaisir de citer cette anecdote d’un de mes anciens patrons qui auscultait ce jour là très attentivement un patient avec une concentration importante, un véritable recueillement. On ne pouvait entendre une mouche voler. Ce silence fut brutalement brisé lorsque le patron releva la tête pour dire : « ça y est ! Je sais où j’ai oublié mon parapluie ». PH