Ardalan Sharifzadehgan,
Florence Pontnau,
Eloi Marijon,
Magalie Ladouceur
Unité Médico Chirurgicale des Cardiopathies Congénitales Adultes, HEGP, Paris
magalie.ladouceur@aphp.fr
Un patient de 35 ans consulte aux Urgences de l’HEGP pour lipothymies.
Il se plaint également de palpitations et d’une légère dyspnée d’effort NYHA II.
L’examen clinique retrouve une turgescence et un reflux hépato jugulaire.
Un électrocardiogramme est effectué.
QUE SUSPECTEZ-VOUS ?
Réponse
L’ECG s’inscrit en rythme sinusal. L’onde P est ample et large en DII avec un aspect bifide en V1 et V2.
L’espace PR est normal et les QRS restent fins. On n’observe pas d’onde q en V5-V6, mais par contre une onde q fine en V1 et dans les dérivations inférieures. La transition précordiale du QRS est anormale, avec une onde R moins ample à gauche qu’à droite.
Le diagnostic est celui d’une double discordance (ou transposition congénitalement corrigée des gros vaisseaux). Il s’agit d’une cardiopathie congénitale rare, l’incidence annuelle est d’environ 1/30000 naissances vivantes, représentant environ 0,05% des malformations cardiaques congénitales. Elle peut être longtemps bien tolérée avec un diagnostic possible qu’à l’âge adulte, en particulier en l’absence d’autre anomalie cardiaque.
Double discordance car :
– discordance auriculo-ventriculaire avec le sang veineux de l’oreillette droite se vidant via la valve mitrale dans le ventricule gauche et le sang oxygéné de l’oreillette gauche se vidant dans le ventricule droit à travers la valve tricuspide, et
– discordance ventriculo-artérielle avec le ventricule gauche éjectant vers l’artère pulmonaire et le ventricule droit vers l’aorte. Ainsi, le sang est dirigé vers la bonne circulation, mais traverse le mauvais ventricule.
Cette transposition « équilibrée » est souvent associée à d’autres anomalies cardiaques en particulier la communication interventriculaire (CIV), les obstructions à l’éjection du ventricule morphologiquement gauche ou les anomalies de la valve tricuspide, ces anomalies pouvant coexister. En l’absence d’anomalies associées, il n’y a généralement pas de chirurgie et l’évolution dépend essentiellement de la fonction du ventricule droit systémique et de la sévérité de la fuite tricuspide (pas faite pour résister à un régime de pressions systémiques).
Sur le plan conductif, l’élargissement de l’onde P, bifide en V1-V2 est lié à la dilation de l’oreillette gauche secondaire à une insuffisance tricuspide. La lipothymie peut s’expliquer par un bloc auriculo-ventriculaire de haut degré paroxystique, très fréquent dans cette cardiopathie congénitale avec un risque estimé à 2%/an. Le BAV s’explique par un déplacement postérieur et fragile du tissu conductif.
Les palpitations peuvent être dues soit à des arythmies atriales liées à la dilatation de l’oreillette gauche, soit à une voie accessoire fréquemment associée à cette cardiopathie.
Les ondes q en inférieur et précordiales droites et leur absence en latéral sont expliquées par l’inversement du système de conduction ventriculaire avec une dépolarisation septale de droite à gauche.
Dans le cas présenté quelques aspects ECG supplémentaires atypiques (non retrouvés habituellement dans la DD isolée) sont notables : une dilatation atriale droite (d’habitude soit normal soit dilatation OG), et une hyper déviation de l’axe du QRS (d’habitude déviation axiale gauche) ; chez ce patient, la DD était associée à une large CIV responsable d’une hypertension artérielle pulmonaire fixée. Il y a donc une hypertrophie du VG sous pulmonaire associée. Par ailleurs le patient est cyanosé (SatO2 air ambiant 85%) du fait de l’inversion du shunt à travers la CIV (shunt de sang veineux systémique peu oxygéné, du VG sous pulmonaire vers le sang veineux oxygéné du VD sous aortique à travers la CIV), définissant le syndrome d’Eisenmenger.