heART – Self hybridation africaine, 2002. ORLAN

Self hybridation africaine, 2002. ORLAN 

 

Vous voyez des cœurs partout » me dit-elle d’un ton étonné lorsque je l’interroge sur les circonstances dans lesquelles elle a créé cette œuvre. Et pourtant, cette photographie du visage d’ORLAN est à l’évidence en forme de cœur comme certains masques rituels africains.

 

Après tant d’autres artistes, depuis Christine de Pisan au moyen âge jusqu’à Frida Kahlo et Niki de Saint Phalle au XXe siècle ou encore Colette Deblé de nos jours, ORLAN (toujours écrit en majuscule selon ses souhaits) a consacré son univers artistique à explorer la question de la féminité dans l’expression plastique.

 

 

Sans vouloir lui faire offense, reconnaissons qu’elle est pour le moins provocatrice mais son travail parfois dérangeant est légitimé par son engagement personnel. Elle est connue dans le monde entier pour ses performances de chirurgie « esthétique » débutées dans les années 90 et retransmises par satellite vers différents centres d’art. Dans l’une d’elles, elle s’est fait implanter deux bosses en silicone de part et d’autre du front. Avec une imagination débordante, elle prend toujours comme objet de travail et de création son propre corps, sa vie personnelle qu’elle intègre avec les différentes cultures de l’humanité et en particulier les apports de la technologie. « Dès le début, mon œuvre a interrogé les pressions sociales, politiques, religieuses qui s’exercent sur les corps (…) travailler le corps et sur mon corps, c’est mettre ensemble l’intime et le social ». Pour ORLAN, la création artistique est avant tout le résultat de ce que permet la précision de la technologie. Rappelons que l’origine du mot « art » en grec est « technè », c’est-à dire la technique. « L’hybridation », approche composite de la technique et de l’art, est l’un des mots qu’elle emploie volontiers. Depuis 1965, les modes d’expression dans son travail qu’elle nomme « art charnel » sont divers : peintures, sculptures, photographies, vidéos, « performances », « réalité augmentée », fabrication récente du robot l’ORLAN.oïde… Elle cherche ainsi à retenir l’intérêt du spectateur et à stimuler son imagination tout en touchant sa sensibilité. Les effets obtenus sont parfois opposés. « Self hybridation africaine » fait partie d’une série de portraits travaillés à l’aide d’un logiciel de retouche numérique, obtenus en mélangeant son image à des références culturelles précolombiennes, indo-américaines ou africaines et dont elle a étudié les rites, les coutumes et les standards de beauté. Il s’agit de la continuité de son travail antérieur dans lequel elle dénonçait les pressions que la société fait subir au corps et à son apparence.

Bien qu’elle s’en défende, du moins dans son intention première et inconsciente, cette photographie du visage d’ORLAN est en forme de cœur. Elle est une référence à la culture africaine qu’elle aime beaucoup. Dans ce portrait d’elle-même, seuls le blanc et le noir sont employés dans chacune des hémifaces. Comme le souligne Michel Pastoureau qui a tant écrit sur la symbolique des couleurs, elles ne sont pas appréhendées de la même façon sur les cinq continents. Chaque culture les conçoit selon son environnement naturel, son climat, son histoire et surtout ses traditions et croyances. Sur les masques en forme de cœur des Vouvis ou des Kwélés du Gabon par exemple, le blanc obtenu à partir de l’argile kaolin est la couleur qui symboliquement permet la mise en relation avec les ancêtres. Elle est opposée à la patine lustrée de noir. Sur ce portrait de l’artiste, les bigoudis d’une couleur opposée à celle de chaque hémiface sont une référence aux coiffures ancestrales portées par les femmes de certaines peuplades africaines. Cette alliance des contraires n’est pas choisie par hasard, les propres cheveux d’ORLAN étant teintés en blanc sur le côté droit et en noir sur le côté gauche.

 

Le regard d’ORLAN nous fixe et nous interroge. Mais le « regardeur » que vous êtes voit-il, comme moi, une forme de cœur dans ce visage ou bien suis-je le seul « à voir des cœurs partout » ?

 

Pascal Guéret

 

Cordiam N°41 – AOÛT – SEPTEMBRE 2021