Jacques Gauthier, jchm.gauthier@orange.fr
“L’eau est la plus faible des boissons » énonçait Hippocrate. Pas étonnant que nos ancêtres les plus éloignés s’ingénièrent à substituer à ce liquide incolore, inodore et sans saveur des breuvages plus flatteurs pour le palais et plus euphorisants pour l’esprit.
Des preuves archéologiques nombreuses identifient des traces de l’usage de la bière et du vin dès le 7e millénaire av. JC à partir de datation au carbone 14 dans des zones aussi éloignées que la Chine, Israël, la Mésopotamie ou l’Europe. Toutefois, l’histoire s’inaugurant avec l’invention de l’écriture, c’est en se basant sur les textes traduits du sumérien ou à partir des hiéroglyphes que nous pouvons référer avec précision l’évolution de ces boissons dans l’antiquité et la réalité de leur consommation à l’échelon des sociétés antiques. La plupart des paléoanthropologues s’accordent pour reconnaître la bière comme la plus ancienne de toutes les boissons ; rien d’étonnant à cela compte tenu de la facilité d’élaboration de la bière par simple fermentation artisanale à partir des céréales sauvages (épeautre, avoine, orge…). La fabrication de cette bière à usage domestique par les femmes explique la très grande diversité mentionnée sur les tablettes archaïques d’Uruk, détaillant couleur, amertume, force, ancienneté, localisation, ingrédients… À partir des excédents de fabrication familiale apparurent au milieu du 2ème millénaire les premières tavernes, lieux suspects au pouvoir, comme en attestent les réglementations dans le code d’Hammourabi et on retrouve sur des villes aussi éloignées qu’Uruk et Mari des noms communs évoquant des marques de bière vérifiant la réalité d’un véritable commerce. Chez les Sumériens, très amateurs de bière, (sikaru) elle accède au rang de dieu mineur sous le nom Nin-ka-Si « la
dame qui emplit la bouche ». Le vin apparut plus tardivement, produit importé du Caucase (site d’Aruni) d’où son nom de « bière de la montagne » Il fallut attendre le banquet d’Assur – Nasir – Apal 2 (-880) pour évoquer une consommation équivalente de vin et de bière.
Souvent coûteux par son transport, le vin ne conquit pas Babylone même si indiscutablement de grands crus y sont relevés (vin de Tuplias…) et que le roi Lagas s’enorgueillit de la construction du premier cellier. La grande encyclopédie sumérienne du premier millénaire comporte 200 rubriques consacrées à la bière pour une dizaine au vin. Les Sumériens ne furent jamais de grands consommateurs de vin. Dans l’Égypte voisine, l’invention de la bière est attribuée à Osiris lui-même. Là aussi, une très grande diversité s’installe et la bière (heneket populaire, se remet additionnée de dattes pour le pharaon…) constitue le repas de base des ouvriers sous forme de bouillie liquide la mêlant au pain dont les Égyptiens fabriquaient de très nombreuses variétés. A la différence de la Mésopotamie où le vin est essentiellement importé, la vigne est aussi cultivée cependant en basse Égypte comme l’attestent les textes, les gravures des mastabas et les peintures des tombes des nécropoles thébaines ; il faudra attendre le règne des Ptolémée pour le retrouver en haute Égypte. De nombreuses représentations décrivent la culture de la vigne en espaliers et en hauteur servant souvent de décoration aux chambres mortuaires. D’emblée le vin prend une préséance du fait de son élaboration plus complexe, de ses qualités de vieillissement, de la transmission du savoir faire, d’un personnel qualifié à sa fabrication ; à la table des pharaons on boit de la bière d’orge et du vin mais les amphores vinaires dûment étiquetées (producteur, lieu et millésime) accompagnent les morts dans le rite funéraire (dès le roi Scorpios avant les premières pyramides); même si quelques récipients de bière y sont parfois présents.
Avec les Grecs, le vin est divinisé à travers Dionysos – devenu le dieu Romain Bacchus – auquel étaient vouées de nombreuses fêtes et célébrations sur lesquelles se calquera le monde chrétien avec de nombreux emprunts. La bière connut un succès jamais démenti et tout particulièrement chez les gaulois adeptes d’une consommation souvent excessive sous le nom de cervoise (étymologiquement : Cérès, la déesse et vis, la force). Toutefois ces mêmes gaulois effectuèrent une mutation extrêmement rapide au premier siècle de la consommation de la bière vers celle du vin pour laquelle ils devinrent rapidement des experts à la faveur de terroirs exceptionnels assurant également le changement de destination de leurs tonneaux. La bière continua son cheminement et sa consommation toujours populaire. Charlemagne, dont la tempérance était légendaire, attribua son monopole aux abbayes mais connaisseur en vin, il fit aussi planter les vignobles sur les versants du Rhin et de la Moselle autour d’Aix la chapelle. Au XIIe siècle Hildegarde de Bingen développa la culture du houblon pour ses propriétés antiseptiques, et le houblon définitivement supplanta l’orge quelques siècles plus tard pour donner à la bière sa composition actuelle. On ne saurait parler de la bière sans évoquer GAMBRINUS, le roi mythique Jean 1er de Brabant, symbole de la bonne humeur des amateurs de bière dans les Flandres et porteur d’une longue tradition de folklore Le statut des brasseurs évoqué sous Saint-Louis en 1268, sera rédigé en 1489 à l’intention des brasseurs de Paris et étendu à leurs confrères alsaciens connus sous le nom de tribu des tonneliers. Le mot bière est apparu pour la première fois en 1435 dans un édit de Charles VII réglementant le commerce de la cervoise La bière connut toujours une prédilection de sa consommation dans les pays du Nord au point de symboliser parfois les guerres de religion entre les buveurs de bières et les papistes. Secondairement des brasseurs privés et industriels se substituèrent aux abbayes. Pasteur à la demande des brasseurs du Nord conduisit les études sur les micro-organismes et ses travaux initièrent l’ère industrielle de la bière. Pour l’anecdote mentionnons que Pasteur, très nationaliste, encouragea la fabrication d’une bière bien française : la bière de la revanche. Nombreux sont les saints patrons de la bière mais Saint Arnould, évêque de Soissons, fêté le 14 août est le plus vénéré. Ce soldat moine, né en 1040, encourageait le brassage de la bière et sauva de la peste, les paysans de son domaine en substituant la bière de son abbaye à l’eau contaminée du village. La bière et le vin accompagnent la vie culturelle et religieuse du monde antique gréco-romain avec l’attribution d’un rôle médicinal significatif vite outrepassé en raison de leurs aptitudes à développer un lien social particulier lié à leurs caractères festifs.
Pour ceux qui ont apprécié les articles sur l’histoire de la gastronomie, vous trouverez ci-dessous quelques références bibliographiques :
● Le discours gastronomique français, Pascal Ory, collection archives Gallimard
● Le Roi Carême, Philippe Alexandre – Beatrix de l’Aulnoit, Albin Michel
● Histoire des cuisiniers en France XIXe – XXe siècle, Alain Drouard, CNRS édition
● Physiologie du goût, Brillat Savarin, maison d’édition MAXTOR
● Grimod de la Reynière et son groupe, Gustave Desnoiresterres, Menu Fretin
● Mémoires du restaurant, François-Régis Gaudry, Aubanel
● Le repas Gastronomique des Français, Francis Chevrier Loïc Bienassis, Gallimard
● Le Maître du goût, Léa Singer, Grasset
● Manuel des amphitryons, Grimod de la Reynière, Menu Fretin
● Grande et petite histoire des cuisiniers, Maguelonne Toussaint-Samat, Mathias Lair, Robert Laffont
● Antonin Carême, Georges Bernier, Grasset
Remerciements à mes beaux-frères Éric Lassauce, Maître restaurateur au parcours remarquable, et Frédéric Versolato, cuisinier amateur et libraire éclairé ainsi qu’à mon épouse qui a su conjuguer leurs deux expériences.