Les boissons : le territoire et le sacré

Qualifiés de boissons universelles par leur diffusion au monde entier, le thé, le café et le chocolat sont apparus à des dates sensiblement voisines en Europe mais se distinguent par leurs territoires d’origine tout en conservant en commun un lien au sacré déjà évoqué à propos de la bière et surtout du vin. Leurs premières notifications, couplées à des intérêts médicinaux, sont datées selon les écrits de l’époque : chocolat (1528), thé (1606), Café (1615). C’est au XVIIe siècle à la faveur d’une volonté de modernité ou de tocades de la cour que louanges et critiques abondèrent tour à tour. Les finances royales ne manquèrent pas de trouver des sources de revenus dans ces boissons voluptueuses initiées par les voyages des navigateurs portugais et espagnols et témoignant de la mondialisation après la renaissance. À noter que parallèlement cheminait la consommation du tabac recommandée à la reine Catherine de Médicis (1560) par notre ambassadeur à Lisbonne, Jean Nicot, pour soigner les migraines de son fils.

LE THÉ

Le plus consommé dans le monde après l’eau, serait la plus ancienne des boissons et s’identifie à l’Asie mais sa légende varie selon les différentes civilisations.

En Chine, la découverte fut attribuée à l’empereur Shennong (2737 av J.-C.) un des trois Augustes, héros civilisateur de la mythologie chinoise qui, soucieux du bien-être de son peuple, recommandait pour les boissons l’usage d’eau chaude quand une feuille de thé, tombée fortuitement dans sa préparation, lui donna une saveur exceptionnelle et contribua au succès de cette boisson aux vertus médicinales. Le poète taoïste Lu-Vu (époque Tang VIII siècle ap. J.-C) rédigea le premier traité technique et philosophique : l’art classique du thé. L’infusion s’étendit à tout l’empire chinois sous les Ming générant un rite empreint de beauté et de spiritualité. Les maisons de thé se multiplient à partir du XIIIe siècle comme des lieux à la fois populaires mais aussi de réflexions politiques jusqu’à la révolution de Shanghai en 1911. La présentation du thé (briques, feuilles battues ou séchées) évolue avec les dynasties chinoises successives (Tang, Song, Ming) en même temps que s’ébauche un cérémonial précis autour d’accessoires indispensables, des bols en bois puis en céramique jusqu’à l’apparition de la théière. La culture du thé se développa dans l’empire des Indes et à Ceylan amputant le commerce chinois.

L’Inde voisine propose une autre version de la découverte du thé ; le caractère sacré se renforce par le fait que les feuilles du thé reproduisent les paupières du Bodhi Dharma, prince devenu moine bouddhiste pour expier ses fautes, qui se sentit coupable de s’être endormi, négligeant sa prière ; il se coupa les paupières, les enterra. Elles donnèrent naissance au théier. Au Japon, à partir de l’époque de Nara (8éme siècle), le thé s’inscrit dans la tradition au quotidien. La cérémonie du thé, reposant sur les 4 principes shintoïstes : harmonie, respect, pureté, sérénité, apparue en 1200 rapportée par Okakura Kakuzo dans l’incontournable « Livre du thé », lui confère son importance tant culturelle que morale et sociétale, Le thé, connu en Europe à travers les récits des voyages de Marco Polo (le livre des merveilles rédigé en français !), débarqua pour la première fois en 1606, à Amsterdam depuis le comptoir portugais de Macao ; le dynamisme des marchands hollandais à travers l’organisation de la compagnie des Indes supplanta vite les Portugais. Il gagna ensuite l’Angleterre où sa popularité ne s’est jamais démentie en dépit des taxes lourdes imposées par Cromwell qui suscitèrent un fructueux trafic de contrebande. Il se répandit sur l’empire victorien « où le soleil ne se couche jamais » d’abord auprès des privilégiés puis très vite dans les couches populaires où sa consommation devient vite quotidienne. Ce commerce anglais assura la fortune et le développement de Canton. À partir du premier tea-house de Thomas Garraway (1640) il s’imposa comme une réalité sociale en Angleterre avec une consommation dès le matin jusqu’au populaire five o’clock tea accompagné selon les heures du porridge ou de muffins.

En France, c’est le relais de personnalités (telles Mazarin, Racine, Madame de la Sablière…) qui participent à sa diffusion avec au départ un rôle médicinal progressivement estompé au bénéfice du plaisir. Il fut considéré longtemps comme un privilège de classe réservé aux oisifs contrastant avec la popularité du café. Louis XIV en fut un consommateur quotidien. Dès 1618, la Russie intégra le thé noir de Chine dans sa culture avec l’usage du samovar et l’apport de sucre variant selon la hiérarchie sociale.

Dans le monde arabe, parallèlement au café, l’offrande de thé parfumé à la menthe servi dans des verres, symbolisa l’hospitalité du chef de famille. Le thé est à l’origine des premières courses transatlantiques dotées du prestigieux « ruban bleu » (les clippers) mais aussi de guerres commerciales féroces entre chinois, anglais et américains du fait de ses taxations dont le symbole s’exprime dans la Boston Tea Party le 16 décembre 1773 qui préfigure la guerre d’indépendance des États-Unis.

LE CHOCOLAT

Il symbolise parfaitement les Amériques ; Christophe Colomb, le premier à le mentionner, en dédaigna les qualités et vertus et en déchargea ses cales dès son éloignement du rivage de l’Amérique.
A Hernan Cortes revint le mérite de faire connaître en Europe cette boisson offerte (1519) en signe d’amitié par l’empereur Moctezuma pour l’accueillir en tant que Quetzalcóatl, réincarnation d’un dieu tutélaire, jardinier du paradis en soin de l’arbre : le cacahuaquchtl. La consommation du cacao est avérée dès 2600 ans av. J.-C par les Olmèques ; les fèves étaient utilisées comme monnaies d’échange depuis plus de 1000 avant J.-C. L’histoire est bien sûr sacrée et dans la légende maya, la découverte en est attribuée aux Dieux ; la calebasse illustre la tête pendue à un arbre du héros Hunaphu décapité, tête qui aurait fécondé une jeune fille de Xibalba. Depuis le chocolat est indissociable du rituel du mariage et source de fécondité chez les Mayas. Le mot chocolat signe son origine maya (chocó : bruit et alt : eau – bruit du fouet utilisé pour faire mousser le cacao). Chez les aztèques (1300 après J.C.), cultivateurs de cacaoyers, le xocoalt était consommé pour combattre la fatigue, assurer la fertilité, doper les guerriers et accompagner les morts. Trop amer pour séduire d’emblée les conquistadors, les présumées vertus stimulantes évoquées eurent cependant raison de leurs réticences ; malheureusement cette boisson à caractère sacré s’avérera inefficace pour protéger les peuples décimés en quelques générations par les guerres et surtout les épidémies concomitantes de la conquête. Les sœurs missionnaires espagnoles le rendirent très populaire en combattant son amertume par le sucre et la vanille.

Charles Quint, très amateur, en assura le succès en Espagne (1528) et dans les colonies espagnoles en particulier du Nord de l’Europe. C’est le mariage de Bayonne en 1615 entre Louis XIII et l’infante espagnole Anne d’Autriche qui contribua à sa notoriété en France avant d’être confirmé à la cour de Louis XIV dont l’épouse Marie Thérèse était friande. Madame de Maintenon convertit le roi au chocolat. L’église se soucia de cette nouvelle boisson voluptueuse et le cardinal Brancaccio en déclarant que sa consommation ne rompait pas le carême lui octroya de nombreux adeptes. Longtemps réservé à l’aristocratie et aux adultes, en raison du caractère aphrodisiaque qui lui était attribué, le chocolat se démocratisa avec l’industrialisation à laquelle s’attachent les noms de Van Houten dès 1826 et de Poulain à Blois en 1848.

LE CAFÉ

On l’identifie à l’orient et le caractère sacré s’appuie sur sa révélation légendaire par l’archange Gabriel au Prophète pour lui restaurer avec succès ses forces diminuées, le mot K’hawah signifiant revigorant en arabe. Avicenne, cependant, le mentionnait déjà au Xème siècle sous le nom de bunc. Entre autres mythes et récits savants, on s’accorde sur sa découverte au Yémen attribuée au chevrier d’Abyssinie Khalil qui, relevant la tonicité de ses chèvres après consommation des graines du caféier, rapporta cet effet aux moines voisins. Le prieur sut en tirer profit pour lutter contre la somnolence pendant les offices. Parfois désigné « vin de l’Islam » par sa couleur noire profonde, le café fi t la fortune de l’Éthiopie à partir de la province de Kaffa avec le développement du port de Moka d’où il partit à la conquête de l’Europe et arriva à Marseille en 1644. L’histoire du café est souvent indissociable de ses lieux de consommation. Sa première description date de 1583 de la main du célèbre botaniste et médecin allemand Léonard Rauwolf.

Au XVe siècle, dans l’empire ottoman, se créent les cafés fréquentés par les pèlerins musulmans le proposant sous le nom de k’hawha. De la cantine exiguë où il est bu, assis sur des nattes aux luxueux établissements des grandes villes ottomanes, il s’impose, en dépit d’interdictions passagères liées à la réputation douteuse des lieux de consommation ou à des querelles religieuses concernant surtout les soufis, religieux itinérants, qui en assurèrent la diffusion dans toute l’Arabie.

La dynamique cité de Venise s’impose comme le point de relais pour la diffusion du café qui bénéficie de l’avis favorable du Pape Clément VIII levant les oppositions religieuses à sa consommation et la politique de monopole arabe cède rapidement au dynamisme des commerçants vénitiens. L’implantation des caféiers dans les colonies des grandes nations européennes participeront à l’essor de sa diffusion. Le café fut d’abord proposé par des crieurs de rue symbolisés par le Candiot avant l’ouverture de locaux spécialisés.

En 1654, l’arménien Pasqual Haroukian crée le premier café à Marseille puis ouvre en 1672 le premier café parisien à l’occasion de la foire de Saint Germain. Le succès conduit à l’ouverture d’autres établissements parisiens où l’on déguste assis sur des coussins chatoyants tout en fumant le narguilé et le tabac servi par du personnel en habits persans. Enfin l’italien Francesco Procopio, arrivé sur les pas de Catherine de Médicis et d’abord au service du précédent, fonde le très célèbre Procope en 1702 inspiré des cafés viennois. Les comédiens et les philosophes du siècle des lumières puis les révolutionnaires vont contribuer à leurs succès en les choisissant comme lieux de réunions. Le café partit à la conquête de l’Europe pour ses vertus médicinales et pour son apport gustatif. Des thèses contradictoires aux prétextes mercantiles ou religieux, soutenues à Marseille et Strasbourg, le bannirent puis le réhabilitèrent au fi l du temps. Il connut surtout
un développement à la suite de la visite en 1669 de l’ambassadeur turc Soliman Aga Mustapha Raca dont le luxe oriental lança la mode des turqueries aussi bien dans les arts qu’en littérature. Le caractère amer du breuvage, vite corrigé par l’ajout de sucre, et l’ambiance exotique orientale des lieux de consommation contribuent à son succès. La marquise de Sévigné en fait successivement la promotion puis le procès recommandant à sa fille le « lait cafeté » avant de l’estimer responsable de son amaigrissement reflétant les tocades de la cour… Balzac grand consommateur popularisa la cafetière du Belloy. Les cafés se multiplièrent d’abord à Paris puis dans tout le pays, diffusant parallèlement la consommation du tabac.

Le café Procope au XVIIIème siècle

Bien sûr cette redistribution des boissons à travers le monde s’est affranchie des lieux d’origine avec la mondialisation. Le caractère médicinal mis en avant pour chacune d’elles sera supplanté par les valeurs de goût et de convivialité appréciées et organisées autour de rituels contribuant à leurs succès.

Jacques Gauthier

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