Faut-il utiliser l’aspirine en prévention primaire ? 

 

L’ effet antiagrégant plaquettaire de l’aspirine, dès les faibles doses, est bien documenté. Si l’aspirine fait partie du traitement de prévention secondaire de routine chez les patients coronariens, son utilisation en prévention primaire n’est pas consensuelle. Plusieurs essais récents ont semblé remettre en question son intérêt dans une telle indication. Pour essayer de s’y retrouver au mieux, il faut cependant prendre en compte toutes les grandes études qui ont testé l’aspirine en prévention primaire chez plus de 160 000 personnes sans antécédents connus de maladie athéromateuse.

 

Résultats des grandes études sur l’aspirine en prévention primaire 

 

Méthodologie générale des études (Figure 1, Tableau 1) 

Les résultats des études s’échelonnent sur une période de plus de 30 ans, ce qui rend compte en soi des incertitudes persistant au fil du temps. Les premières études ont été initiées à la toute fin des années 1970 et au tout début des années 1980. Elles ont inclus des médecins, hommes uniquement, et les doses testées allaient de 300 à 500 mg par jour. Toutes les études suivantes, s’échelonnant entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2010 ont testé de plus faibles doses, entre 75 et 100 mg, parfois même administrées un jour sur deux. Parmi celles-ci, toutes, à l’exception de l’étude TPT n’ayant inclus que des hommes et de l’étude WHS n’ayant inclus que des femmes, ont inclus des personnes des deux sexes. La plupart des essais, et en particulier les 4 essais les plus récents ont respecté une méthodologie de double aveugle. Les autres comparent la prise d’aspirine à l’absence de prise d’aspirine. La plupart des études s’adressent à des populations ayant un risque cardio-vasculaire plus élevé que la moyenne, et parfois avec un facteur de risque spécifique (diabète ou hypertension artérielle). Les populations sont souvent importantes, entre 15 000 et 40 000 participants. La Women’s Health Study s’adresse en revanche spécifiquement à des femmes en bonne santé. La moyenne d’âge à l’inclusion se situe le plus souvent entre 60 et 65 ans ; seules deux études (JPPP et ASPREE) ciblent une population plus âgée. Tous ces éléments sont importants à prendre en compte pour évaluer l’intérêt potentiel de l’aspirine pour des populations spécifiques.  

 

 

 

Prévention des événements ischémiques (Figure 2) 

Sur l’ensemble des études, qui incluent plus de 160 000 participants, il ne fait pas de doute que l’aspirine réduit le risque d’accident ischémique. La méta-analyse des 12 études principales chez des personnes n’ayant pas d’atteinte athéromateuse connue objective une réduction de 13 % du risque d’événement ischémique (rapport de risque 0,87 ; intervalle de confiance à 95 % : 0,83-0,92, P < 0,00001). Toutes les études, à l’exception de la toute première (British Medical Doctors 1988), montrent un risque d’accident ischémique numériquement plus faible chez les sujets ayant reçu de l’aspirine. 

 

L’analyse séparée des études ayant inclus des patients avant 2010 et des études plus récentes est concordante. La réduction du risque est de 15 % (rapport de risque 0,85 ; intervalle de confiance à 95 % : 0,78-0,92, P=0,0002) dans le premier groupe d’études, et de 10 % (rapport de risque 0,90 ; intervalle de confiance à 95 % : 0,84-0,96, P=0,003) dans le second (Figure 3). L’étude ASPREE, spécifiquement menée chez des personnes plus âgées (≥ 70 ans à l’inclusion) est concordante, avec une réduction de risque de 11 %.

 

 

Pour ce qui est de la réduction du risque absolu, l’aspirine permet d’éviter 0,16 accidents cardio-vasculaires pour 100 personnes années. Le risque cardio-vasculaire absolu des groupes contrôles est plus élevé dans la première période (1,18/100 personnes-années vs 0,97/100 personnes-années), ce qui accentue la réduction absolue du risque cardiovasculaire de la première période par rapport à la seconde (0,18/100 personnes-années vs 0,11/100 personnes-années). 

 

Impact de l’aspirine sur le risque hémorragique (Figure 4) 

L’augmentation du risque hémorragique avec l’aspirine est une constante, retrouvée dans toutes les études, et quelle que soit la manière dont sont définis les saignements. Le rapport de risque est de 1,53 (intervalle de confiance à 95 % : 1,35-1,74, P < 0,00001). En termes de risque absolu, le traitement par aspirine augmente le risque de 0,10 pour 100 personnes-années (0,096 pour 100 personnes années pour la première période et 0,114 pour 100 personnes-années pour la période plus récente). Chez les personnes plus âgées (étude ASPREE), le risque absolu dans le groupe placebo est augmenté de 0,23 pour 100 personnes-années sous aspirine. 

 

 

Impact de l’aspirine sur la mortalité globale (Figure 5) 

Dans l’optique d’un traitement de prévention primaire, l’impact sur la mortalité globale (et donc l’espérance de vie) est évidemment un enjeu essentiel. A fortiori quand on sait que ce traitement peut à la fois éviter des événements ischémiques mais aussi engendrer des risques hémorragiques, tous deux potentiellement létaux. Le risque de décès, quelle qu’en soit la cause, est plus faible de 3 % avec l’aspirine, une différence qui n’est pas statistiquement significative (rapport de risque 0,97 ; intervalle de confiance à 95 % : 0,93- 1,02). On remarque cependant une exception, l’étude ASPREE chez les patients âgés de 70 ans et plus, où la mortalité globale apparaît significativement plus élevée avec l’aspirine (rapport de risque 1,14 ; intervalle de confiance à 95 % : 1,01-1,28).

 

 

L’analyse séparée des premières études et des dernières ne montre pas de grande différence (Figure 6). 

Dans les études les plus anciennes, l’effet sur la mortalité paraît un tout petit peu plus marqué (rapport de risque 0,94 ; intervalle de confiance à 95 % : 0,89-1,01) alors qu’il est absolument inexistant dans les études récentes (rapport de risque 0,99 ; intervalle de confiance à 95 % : 0,88-1,12). 

 

Comment interpréter ces données ? 

 

Sur l’ensemble des études, l’aspirine a bel et bien un effet de prévention des événements ischémiques, effet cependant moins marqué dans les études les plus récentes. Le risque d’événement hémorragique est, en revanche, accru de façon sensible, quelle que soit la période où les essais ont été réalisés, de telle sorte que la balance bénéfice/risque est discutable. La mortalité globale n’est pas affectée, sauf peut-être de façon négative chez les sujets plus âgés, et cela malgré un effet sur les événements ischémiques comparable à celui observé dans des populations plus jeunes. Ces résultats et les discordances, au moins apparentes, constatées d’un essai à l’autre, soulèvent de nombreuses questions. La définition des événements ischémiques a évolué entre les premières études, qui avaient généralement adopté la définition OMS de l’infarctus, et les essais plus contemporains, qui ont adopté les nouvelles définitions, fondées sur l’utilisation de marqueurs de nécrose comme la troponine, beaucoup plus sensibles, aboutissant à considérer comme des événements des infarctus beaucoup plus limités, aux conséquences pronostiques beaucoup plus incertaines. De même, les critères définissant les accidents hémorragiques ont considérablement varié d’une étude à l’autre. Dans les différents essais, les abandons de traitement et les cross-over ont aussi été relativement fréquents, atténuant ainsi la différence potentielle entre les groupes. Enfin, le profil de risque et la prise en charge ont évolué au fil du temps : le niveau de pression artérielle est mieux contrôlé dans les essais récents, il y a plus d’utilisation de statines, mais à l’inverse, l’obésité et le diabète sont plus fréquents. 

 

Le rapport bénéfice/risque dépend-il du niveau de risque ? 

 

Intuitivement, on serait enclin à penser que l’intérêt de l’aspirine serait plus grand chez les personnes dont le risque est plus élevé. Le raisonnement est exact, si l’on considère le niveau de risque cardio-vasculaire. 

Réduction du risque relatif d’événement cardio-vasculaire et de décès en fonction du risque cardio-vasculaire effectif des populations étudiées 

Ainsi, quand le risque cardio-vasculaire observé dans les groupes contrôles dépasse 1 pour 100 personnes/années, la réduction relative du risque d’accidents ischémiques est de 15 %, alors qu’elle n’est que de 10 % si le risque est plus faible (Figure 7 A). De plus, le gain en termes d’espérance de vie est inexistant lorsque le risque cardio-vasculaire est faible, alors que la mortalité est réduite de 7 % quand le risque dépasse 1 pour 100 personnes-année (Figure 7 B). 

Impact de l’aspirine en termes de risque absolu, en fonction du risque effectif d’événements cardio-vasculaires dans les populations étudiées 

 

 

En termes de risque absolu, l’intérêt de l’aspirine est proportionnel au risque réel d’événements cardiovasculaires observé dans les groupes contrôles des études : plus le risque est élevé, plus le bénéfice de l’aspirine, en termes de gain absolu d’événements cardio-vasculaires évités est grand (Figure 8A). 

Impact de l’aspirine sur les événements cardio-vasculaires, en fonction de la mortalité annuelle effective dans les groupes contrôles

 

 

En revanche, si l’on évalue l’efficacité de l’aspirine en fonction de la mortalité totale annuelle dans les groupes contrôles, on n’observe aucune relation avec la prise d’aspirine, ni en termes de baisse relative du risque (Figure 9A), ni en termes de risque absolu (Figure 9B) de survenue d’accidents cardiovasculaires. 

 

 

De même, l’impact de l’aspirine sur la mortalité globale n’est pas dépendant du risque annuel de décès dans les différentes études et cela, ni en termes de réduction relative du risque (Figure 10 A), ni en termes de risque absolu (Figure 10B). En revanche, si l’on évalue l’efficacité de l’aspirine en fonction de la mortalité totale annuelle dans les groupes contrôles, on n’observe aucune relation avec la prise d’aspirine, ni en termes de baisse relative du risque (Figure 9A), ni en termes de risque absolu (Figure 9B) de survenue d’accidents cardiovasculaires. 

 

 

Comment déterminer le risque cardio-vasculaire indépendamment de la mortalité globale ? 

 

Le score calcique est actuellement considéré comme le meilleur examen pour déterminer le risque cardiovasculaire en prévention primaire. Pourtant, on sait que le risque hémorragique augmente également avec le score calcique, mais avec un risque absolu bien plus faible pour les complications hémorragiques (Ajufo et al. JAMA Cardiol 2020 ; Cainzos-Achirica et al. Circulation 2020). On peut ainsi estimer, mais il ne s’agit que d’une estimation, pas encore vérifiée par des études spécifiques, que l’aspirine pourrait être indiquée en prévention primaire chez des personnes ayant un score calcique > 100 et ayant par ailleurs un risque hémorragique faible. 

 

EN RÉSUMÉ 

 

Au terme d’études ayant inclus plus de 160 000 personnes en situation de prévention primaire (i.e. sans atteinte athéromateuse connue), il n’y a toujours pas de réponse simple à la question de l’utilisation de l’aspirine à visée préventive en l’absence d’athérome documenté. Avec les résultats de l’étude ASPREE et ceux de l’étude JPPP, il semble qu’il n’y ait pas lieu d’utiliser l’aspirine dans les populations plus âgées (à partir de 70 ans). Dans les populations plus jeunes, le choix de prescrire de l’aspirine est sans doute justifié quand le risque d’événements ischémiques est élevé et qu’il ne paraît pas y avoir de sur-risque de mortalité globale. Le score calcique pourrait aider à se déterminer, avec une indication possible de l’aspirine quand le score dépasse 100. Dans tous les cas, l’aspirine ne se justifie pas si le risque hémorragique est considéré comme important.  

 

Nicolas DANCHIN, HEGP, Paris  

Tabassome SIMON, Hôpital St Antoine, Paris 

 

Cordiam n°40, JUIN – JUILLET 2021

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