Le grain de sel (1ère partie)

 

Disposer la salière sur la nappe est un geste quotidien d’une grande banalité ; et pourtant, le sel fut très longtemps précieux, rare et cher, objet de taxe suscitant des trafics de contrebande et même à l’origine de conflits ou de révolutions. « Premier des assaisonnements» pour le poète Ausone, il est pour Plutarque « la plus noble des nourritures, le condiment par excellence ». Cette chronique rapporte l’épopée du sel à travers le temps et les civilisations depuis les statues de sels de Sodome et Gomorrhe, à l’or blanc des Rois de France jusqu’à la marche du sel de Gandhi..

 

 

 

L’interrogation d’Aristote sur l’origine du sel marin n’a plus cours : ce minéral est toujours d’origine marine soit recueilli par évaporation ou lixiviation dans les marais salants soit extrait sous forme de sel gemme dans les mines vestiges de l’océan primordial.

Fidèles à la théorie de Darwin, les travaux du Professeur Corvol ont bien établi que l’émergence de l’océan des premiers vertébrés n’a pu se faire qu’à la faveur de l’apparition du système rénine angiotensine (SRA) nécessaire à l’homéostasie et particulièrement au maintien d’un niveau de salinité de notre organisme. Son agénésie chez l’homme est létale et, paradoxe des temps, en cette période ou l’excès de sel est largement promu par l’industrie, ce SRA, longtemps nécessaire à la survie de l’individu, devient aujourd’hui délétère à ce point que la pharmacopée s’enrichit sans cesse d’inhibiteurs de ce système ancestral, témoin de notre origine marine. 

 

Avec la sédentarisation débute l’histoire du sel ; l’homme sédentarisé au néolithique produit désormais sa nourriture, en assure la conservation et profite des qualités de ce condiment minéral pour en enrichir la saveur et couvrir ses besoins physiologiques.

Le sel était déjà extrait, 6 000 ans avant notre ère, au lac salé de Yuncheng, dans le Shanxi en Chine du Nord où il est toujours récolté de nos jours. On y recueille du « sel marin solaire » sur une surface de 130 Km2 à partir de l’évaporation par le soleil et le vent.

 

Le site de Solnisata, (« le puits de sel ») proche de Provadia, dans l’est de la Bulgarie, est le témoignage le plus ancien d’une vie urbaine authentique, regroupant 350 habitants et organisée autour du sel, à la fois aliment et monnaie d’échange. Les fouilles débutées en 2005 ont démontré que c’était le premier centre de production de sel en Europe, antérieur de plusieurs milliers d’années aux civilisations de l’Égypte et de la Mésopotamie (5400-5000 avant J.-C.). Pour Vassil Nikolov « Il s’agit de la plus ancienne ville préhistorique. A une époque où l’homme ne connaissait ni la roue, ni la charrette, ces gens traînaient d’immenses pierres et construisaient des murailles massives ! Qu’y avait-il à cacher ? Du sel ! ». Du sel… Mais aussi les richesses accumulées dont attestent les objets en or comme ceux constituant le trésor de Varna. 

 

La plus ancienne implantation d’une société humaine est celle du site de Hallstatt (Bavière et Autriche actuelles), berceau des peuples celtes. Son exploitation, toujours poursuivie actuellement, a débuté il y a 5 000 ans et produisait jusqu’à une tonne par jour à l’âge de bronze. Il a donné naissance entre 1200 et 500 ans avant J.-C. à une civilisation à la richesse considérable dénommée « Civilisation de Hallstatt » par l’archéologue Hans Hildebrand en 1874. La prospérité exceptionnelle de cette région, attestée par des témoignages archéologiques, s’établira sur la distribution du sel à travers tout le centre ouest du continent.  

 

Les premiers textes cunéiformes relevés dans le temple de Mari mentionnent déjà l’importance du sel en Mésopotamie et attestent des premières exploitations de sel dès le 5ème millénaire avant J.-C. en particulier le gisement salifère de Duzgadi dans l’Azerbaïdjan actuel. L’utilisation du sel était multiple : alimentation du bétail, conservation de la viande, condiment pour les préparations culinaires, élaboration de saumure mais aussi dans l’industrie pour le tannage du cuir et même en orfèvrerie. Les gisements salifères étaient nombreux dans une région répondant à la vallée de l’Araxe correspondant au grand lac salé (le lac Tatta d’Hérodote et de Pline). Les pains de sel confectionnés étaient confiés à des marchands assyriens qui en assuraient la distribution. La découverte de salières en ivoire richement décorées rend compte de la transformation de ces blocs fragmentés jusqu’à être réduits en poudre. Le commerce était régi par les lois d’Esmuna fixant le prix équivalent à celui de l’orge. Cette richesse en sel devait aussi conduire à la condamnation de cette région en altérant considérablement la productivité agricole ; les travaux d’irrigation ne parvinrent pas à compenser cette « transpiration du sol » qui participa à la désertification constatée aujourd’hui.

 

L’importance du sel dans les sociétés anciennes lui confère d’emblée un caractère sacré et la Bible en donne de multiples références. Signe de bénédiction et de purification lors de la présentation des enfants ou lors du miracle d’Elisée purifiant l’eau du Jourdain à Jéricho, il peut devenir aussi signe de malédiction quand la femme de Loth se métamorphose en colonne de sel. La présence du grenier à sel dans le temple de Jérusalem rend compte de la participation du sel au rituel et aux sacrifices. Sa valeur symbolique participe aussi aux relations entre les hommes : manger le sel avec quelqu’un signifie s’attacher à lui, ainsi dans le livre Esdras (IV 14), les samaritains partagent le sel avec le roi des Perses comme gage de leur amitié. La stabilité minérale du sel confère une valeur d’éternité au pacte engagé : « Le Dieu d’Israël a donné pour toujours la royauté à David ; c’est un pacte de sel pour lui et pour ses fils » (livre des Chroniques).

Dans la mythologie grecque (Hésiode), le sel s’apparente à la cristallisation du sperme d’Ouranos castré par son fils Chronos à la demande de sa mère Gaïa ; Aphrodite naît de l’écume salée de la mer fécondée par le sperme d’Ouranos.

Pour Homère, ceux qui ne mêlent pas « le sel divin » aux aliments sont des barbares (au même titre que ceux qui boivent le vin sans l’additionner d’eau). Pour les chrétiens, le sacrement du baptême se passe sous le signe de l’eau et du sel, qui, déposé sur les lèvres, préserve de la corruption du péché. « Vous êtes le sel de la terre » dira le Christ aux disciples lors du sermon sur la montagne. 

 

L’approvisionnement en sel fut aussi une préoccupation romaine et Tite-Live reconnaît au fondateur de la cité, Romulus, le mérite d’avoir négocié l’accès aux salines lors du traité de paix avec les Véiens, tandis que Pline attribue au Roi Ancus Marcius leurs créations .Par la suite, les caravanes de sel cheminaient le long de la via salaria depuis les marais d’Ostie jusqu’aux berges du Tibre. Les Romains s’ingénièrent à développer les rendements des marais salants. À ce point, rappelons que le mot latin « sal » dérive du terme grec identique désignant la mer ; il est à l’origine d’un champ lexical large dont est tiré le mot salaire puis solde quand la poignée de sel se transforma en numéraires… En effet, le légionnaire romain percevait une partie de sa dotation en sel.

 

Les Gaulois récoltaient le sel dans des marais salants sur les littoraux méditerranéen et atlantique (ce pourrait être une des origines du nom des Saliens). Dans la Guerre des Gaules, César relate la présence de marines importantes où les gaulois obtenaient le sel par la cuisson des saumures sur des feux de bois mais ce sont les Romains qui développèrent les techniques d’évaporation dans les salines contribuant à la richesse des régions littorales et donnant une réputation jamais démentie aux salaisons gauloises dont le fameux jambon ménapien, très recherché des Romains. Le sel était ensuite acheminé sous forme de pains de sel jusqu’à Rome par les voies romaines. 

 

Le site archéologique des briquetages de la Seille proche de Marsal, en Moselle, fut exploité de la fin de l’âge du bronze (- 850) à la conquête Romaine démontrant la technique de briquetage du sel de nos ancêtres gaulois utilisant des moules en argile emplis de saumure portés à ébullition sur des fours à feux de bois. 

 

Le marais de Peccais est un étang situé près d’Aigues Mortes. Exploité en tant que marais salant dès l’Antiquité, il a été à la base de la création des Salins du Midi, au XIXème siècle, l’exploitation du sel y avait commencé dès le Néolithique et s’était continuée à la période hellénistique et romaine.

 

Grands consommateurs de sel, les romains élaborèrent le garum, sauce à base de poissons fermentés en saumure, analogue au nuoc-mâm des Vietnamiens. Le naturaliste Pline l’ancien (23-79) lui attribuait de nombreuses vertus thérapeutiques, employé seul ou inclus dans des compositions. Chez les Romains, le sel conserve sa signification ambiguë : l’amitié, évoquée par le partage du sel et de la fève pour Plutarque et Cicéron mais aussi la malédiction quand, suivant les recommandations de Caton l’Ancien, « Delenda Carthago », ils le répandirent sur le sol pour anéantir la ville ennemie.

Après l’effondrement de l’empire romain au Vème siècle, ce furent les autorités et administrations religieuses qui, à travers les communautés puis les abbayes, récupérèrent le commerce du sel jusqu’ au XIIIème siècle où il devint monopole royal.

 

Au Moyen Âge, le Danemark obtenait le sel par chauffage des saumures et s’imposa dans le commerce du sel dans la Mer du Nord et la Baltique, développant en parallèle la conservation et le transport des poissons devenant l’un des plus puissants royaumes d’Europe. En 1156, Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, fît détruire des ponts sur l’Isar pour détourner le passage du sel à son profit, acte à l’origine de la création de Munich.

 

La ville de Lunebourg, en Basse Saxe, édifiée sur une colonne de sel baignant dans une nappe phréatique, détenait sa puissance du commerce du sel. Erigée en principauté (1269), elle participa à la création de la Hanse des villes du Nord, ligue destinée à protéger le commerce. En effet, les ports, comme Bergen, faute de disposer du sel en raison de la faible salinité de la mer baltique, n’étaient pas en mesure d’exploiter la richesse des eaux poissonneuses. A partir de 1398, le canal de Stecknitz inaugura la première voie navigable européenne entre mer du Nord-Baltique et Lübeck par l’Elbe, permettant l’approvisionnement en sel des villes de la hanse en s’affranchissant des taxes danoises. Au début du XVème siècle près de 30 000 tonnes de sel transiteront de Lunebourg à Lübeck. Le commerce du sel enrichit l’Allemagne mais surtout le royaume de Pologne qui possédait les très étendues mines de sel de Wieliczka classées au patrimoine mondial de l’Unesco avec des œuvres de sel sculptées par les 3 000 mineurs travaillant à son apogée sur plusieurs étages et des kilomètres de galeries. 

 

Le sel était bon marché et abondant en France dans les régions exemptées de taxes. Au XVème siècle, les marais de Guérande fournissaient à l’Angleterre plus de la moitié de son sel et assuraient également l’approvisionnement des hollandais et des villes de la hanse. La baie de Bourgneuf, profitant de ce privilège, devient de lieu de convergence de bateaux de toute l’Europe du Nord qui livraient des marchandises (bois, fourrures…) et s’approvisionnaient en sel dégageant une prospérité régionale jusqu’à l’envasement de la baie au XVIIème siècle. La pêche à la morue, qui représentait au XVIIème siècle 60 % du poisson péché, exigeait d’importantes quantités de sel que les Terre-Neuviens et morutiers venaient se procurer dans cette cité. L’histoire du sel, ensuite, se confond avec la gabelle que nous aborderons dans une prochaine chronique.

 

Quelques événements historiques mettent en exergue l’importance du sel jusqu’au début du XIXème siècle : Le traité sur le sel entre la Bavière et l’Autriche en 1829 autorisa l’accès des Autrichiens aux mines bavaroises de Hallein en contrepartie de l’accès des Bavarois aux forêts autrichiennes. Ce serait le plus ancien traité entre états européens toujours en vigueur. 

 

En Inde, la marche du sel, à valeur de symbole, initiée par Gandhi le 12 mars 1930, défi a l’Empire britannique, en refusant l’acquittement des taxes sur le sel et conduira à l’indépendance (équivalent indien de la Boston tea party). Après un parcours à pied de 386 km, depuis son ashram des environs d’Ahmedabad il arrive le 6 avril, accompagné d’une foule nombreuses et de journalistes, au bord de l’océan Indien et recueille dans ses mains un peu de sel brisant le monopole britannique instaurant la désobéissance civile pacifique. 

 

 Conclusion 

 

Concluons avec le naturaliste Pline l’Ancien: « Sans sel, ma foi ! On ne peut mener de vie civilisée ; c’est une substance à ce point nécessaire qu’elle désigne par métaphore les plaisirs intellectuels ; c’est en effet le sel qui leur donne leur nom et tout l’agrément de la vie, l’extrême gaieté, le délassement après des fatigues n’ont pas de mots qui les expriment mieux ».

Toutefois entre la ration du sel du légionnaire et la quantité mise à disposition du « riz-pain-sel » moderne (mot invariable désignant l’officier de subsistance des armées), la consommation de sel s’est nettement accrue, l’espérance de vie s’est allongée dévoilant la nécessité d’un contrôle des apports pour une prévention efficace des maladies cardiovasculaires.

 

 

Jacques Gauthier Cannes

 

BIBLIOGRAPHIE 

  1. Catherine Marro, Cécile Michel ; Le sel dans les sociétés anciennes du Proche-Orient et du Caucase CNRS 2013 In L’alimentation dans l’Orient Ancien les cahiers des thèmes transversaux d’Arscan 
  2. Jean Bottero ; la plus vieille cuisine du monde – Editions Points histoire 2002 
  3. Jean-François Bergier ; une histoire du sel – PUF 
  4. Patrice Gelinet ; 2000 ans d’histoire gourmande – Editions Perrin 
  5. Maguelonne Toussaint-Samat ; Histoire naturelle et morale de la nourriture – in extenso Larousse 
  6. Pierre Corvol, Jean-Luc Elghozi ; Sortir de l’eau – Editions Odile Jacob 2011 
  7. Thibaud Damy ; Etude OFICsel – Publication médicale 2020 
  8. Bernard Moinier, Olivier Weller ; Le sel dans l’Antiquité ou les cristaux d’Aphrodite – Les Belles Lettres 
  9. Christiane Perrichet-Thomas ; la symbolique du sel dans les textes anciens – CNRS-URA 338 Besançon 
  10. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe – XVIIIe siècles), Paris, Armand Colin, 
  11. Philippe Meyer, L’Homme et le sel, Fayard 
  12. J.M. Lecerf ; la lettre du cardiologue n° 521

 

N°42 OCTOBRE/NOVEMBRE 2021

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