La boîte à sel (2ème partie)
Élément minéral présent sur tous les continents, le sel tire sa valeur du fait des systèmes économiques et politiques qui en firent le prix et dont la gabelle est une des illustrations les plus marquantes. En gérant son extraction, son transport, les états producteurs et les marchands É tiraient des revenus considérables de cet or blanc.
Indispensable à la vie et à la conservation des nourritures, le sel acquit une valeur de monnaie d’échange dès le néolithique lors de la sédentarisation des premières sociétés humaines établies à proximité des gisements salifères (Fezzan, Hallstatt…).
Les pouvoirs politiques ne manquèrent pas de s’inspirer du roi Séleucide de Syrie, Démétrius, dont la richesse, que jalousaient ses contemporains, provenait de sa capacité à lever des taxes et des tributs. Le consul Marcus Livius, surnommé le Salinator (200 av JC), transforma le sel en instrument politique et fiscal à travers un monopole d’État.
Avec la déliquescence de l’empire romain, le pouvoir religieux se substitua aux politiques pour confisquer à son profit les ressources liées au précieux minéral. S’inspirant du comte de Provence au XIIIème siècle, qui s’attribua le monopole des substances au dépens des monastères et abbayes, Philippe VI de Valois transféra uniquement au sel, promu monopole royal, le principe des gabelles existant dès les capétiens sur d’autres matières (tissus, bois, blé, vin…) perpétuant cependant l’exemption d’Aigues-Mortes accordée par Louis IX « Sed neque Gabellæ Salis… ». Cet impôt provisoire ne manquera pas de devenir définitif pour payer les armées de la guerre de cent ans et la rançon du Roi.
La gabelle ainsi créée assure 6% des revenus royaux et le budget du sel représente 10 % des dépenses des familles paysannes. Comme une illustration de ces chiffres, la magnifique salière en argent ouvragée commandée par François Ier à l’orfèvre italien Benvenuto Cellini contraste avec la boîte à sel qui fait son apparition sur la table du peuple.
L’ordonnance de 1341, confirmée définitivement en 1386, fixe les réglementations de ce nouvel impôt auquel est dévolu un corps de recouvrement (les gabelous) soumis à l’autorité des fermiers généraux souvent peu scrupuleux. Créés en 1342, Les greniers à sel sont des entrepôts pour le sel de gabelle où officient les mesureurs et les regrattiers pour la vente mais aussi des tribunaux pour juger les litiges mineurs sur la gabelle. 20% du prix étaient attribués au trésor royal. Des « chambres à sel », simples lieux de vente dépourvus de juridiction, relayaient les greniers dans les campagnes. Colbert uniformisera la gabelle ou ferme du roi en 1682. Avant la Révolution de 1789, il y avait 253 greniers à sel dans les pays de grande gabelle et 147 dans les pays de petite gabelle.
Le terme gabelle dérive, via l’Italien gabella, de l’arabe qabala qui signifie impôt. Selon l’éloignement des zones de production, se répartirent sur le Royaume des provinces de grande gabelle (le bassin parisien) et des provinces de petite gabelle (Provence, Languedoc-Roussillon, vallée du Rhône) qui voisinaient avec des zones franches (Bretagne, Artois, Béarn, Navarre, Boulonnais), des Pays de Salins producteurs (Est du Royaume), des pays de QuartBouillon (Cotentin où on extrayait le sel en faisant bouillir un mélange sableux). Fait du Prince, des privilégiés étaient exemptés et bénéficiaient du franc-salé.
Une telle disparité de l’impôt détermina l’apparition d’une contrebande effrénée, véritable économie parallèle souvent source principale de revenu des populations. « Tout le monde fraudait » pourra écrire Jean-Claude Hocquet. Les régions réputées pour leur beurre salé étaient donc les provinces où la gabelle avait le moins d’impact, comme la Bretagne, le Poitou et l’Aunis. A contrario, en Normandie, pays de gabelle, on a privilégié l’emploi de la crème. En 1760 la disparité des prix du sel s’établissait de 1 à 20 entre la Bretagne et l’Anjou.
En réaction, l’État appliqua, avec une sévérité jamais démentie, des sanctions peu efficaces sur la réalité du trafic mais générant des révoltes et des soulèvements populaires.
L’édit de Châtellerault (1548) étendit à tout l’ouest de la France l’application de cette taxe incluant la Bretagne qui avait négocié sa dispense de gabelle lors de son rattachement au royaume de France (1532) – initiant une nouvelle guerre sanglante de Guyenne. Des armées de paysans se levèrent ; les révoltes furent sauvagement réprimées, affaiblissant le pouvoir royal. Nombreux en sont les exemples à travers les jacqueries des Pitauds, des Croquants, la révolte des Nu-Pieds en Normandie, la révolte des Angelets en Roussillon (1667-1675), la révolte des Bonnets rouges en Bretagne… mais l’expression la plus caractéristique en fut l’épopée du populaire bandit Mandrin, à la tête d’une véritable armée, finalement fait prisonnier et exécuté donnant naissance à sa légende. Une autre figure de cette contestation est Jean Chouan représentant d’un combat contre un régime fiscal unique.
En 1718, sous le commandement d’anciens officiers, six mille faux-sauniers se regroupent autour de Paris. Le faux-saunier encourait la condamnation aux galères s’il travaillait sans arme, la peine de mort s’il avait des armes. Ainsi au XVIIème, 2/3 des galériens étaient des faux-sauniers.
À l’inverse, la suppression de la gabelle, le 1er décembre 1790, fut l’une des causes, selon Abel Hugo, de la chouannerie car elle réduisit à la misère plus de 2 000 familles qui ne vivaient que du commerce frauduleux du sel.
Dans notre Dame de Paris, Victor Hugo en 1832 écrivait « sous ce doux sire dévot, les fourches craquent de pendus, les billots pourrissent de sang, les prisons crèvent comme des ventres trop pleins. Ce roi à une main qui prend et une main qui pend. C’est le procureur de dame Gabelle ».
En appliquant des taxes qui, à la veille de la révolution française, attisaient la colère des philosophes et des fonctionnaires les plus clairvoyants, conscients de la cupidité des fermiers généraux (dont l’hôtel Salé, siège aujourd’hui du musée Picasso illustrait la fortune), le système féodal puis l’administration royale en ont semé les germes.
Aussi la gabelle figure est-elle en première place sur les cahiers de doléances de la révolution, à côté de l’uniformisation des poids et mesures. Abolie par l’Assemblée nationale constituante le 1er décembre 1790, Napoléon Ier la rétablit en 1806. Sous la IVème République, la loi du 31 décembre 1945 la supprime définitivement.
Ces taxes ne s’appliquaient pas qu’en France. Ainsi dans les États pontificaux, le « Jésus du sel », crucifix apposé sur les portes de la cathédrale de Pérouse en 1540 illustre le refus de la pression fiscale exercée par le pouvoir pontifical sur les villes d’Italie. Pierre-Louis Farnèse, fi ls de Paul III, rasera le palais des seigneurs de Pérouse qui s’étaient levés contre la taxe du sel… ce qui serait peut-être encore aujourd’hui à l’origine du pain sans sel (pane sciapo) apprécié en Ombrie mais plus sûrement à l’origine de la Roche Paolina, forteresse papale détestée des pérugins. (Danielle Dufour-Verna).
Les gisements salifères se répartissent sur la totalité du globe terrestre.
En Asie centrale, la mer d’Aral, partagée entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan est le plus grand lac salé étendu sur près de 68 000 km2 en 1950, mais, victime de planification soviétique, elle s’est asséchée avant d’amorcer une remontée de son niveau dans la dernière décennie.
Connues depuis la campagne d’Alexandre le Grand en 325 av. J-C., les mines de Khewra, dans le Pendjab pakistanais, exploitées sous l’empire moghol, produisent encore de nos jours le sel rose de l’Himalaya.
Sur le continent africain, ils ont déterminé la civilisation du sel du Fezzan (IIIème siècle av JC) dans l’actuelle Libye. Le lac Rose, au Sénégal, est un lac côtier épisodiquement en contact avec la mer dont la salinité très élevée (sup à 300g/l) permet la récolte du sel en eau peu profonde. Toujours au Sénégal, dans l’estuaire commun des fleuves Sine et Saloum, se trouvent des exploitations industrielles liées au phénomène d’estuaire inverse avec une salinité de 180 g/l en amont de l’estuaire, contre 35 g/l au niveau de l’Atlantique. Le Chott el-Djérid en Tunisie est aussi un lac salé.
En Amérique du Nord, le Grand Lac Salé (Utah, États Unis) fournit un sel appauvri en Na Cl, impropre à la consommation alimentaire et conduisant à diversifier son exploitation : blocs de sel pour le bétail, production de magnésium et d’engrais, élevage d’Artemia salina (petite crevette destinée à l’alimentation des poissons). De vastes gisements sont présents dans le sous-sol de l’État de New York, du Michigan et de l’Ontario ou dans le bassin permien sur l’ouest du Texas et le Nouveau Mexique, davantage enrichi par sa richesse en pétrole.
En Amérique du Sud se retrouvent des lacs salés gigantesques comme le salar d’Uyuni vaste étendue désertique, blanche et silencieuse de plus de 10 000 km2 dans les Andes boliviennes où ne se hasardent que les flamants roses. La Laguna Colorada sur l’altiplano bolivien proche du Chili abrite la réserve de la faune et de la flore andine.
L’histoire du sel est indissociable des routes d’acheminement. Présentes sur tous les continents jusqu’à une époque très récente, elles rendent compte de l’importance historique du transport du sel des régions productrices vers les régions consommatrices initiant les grandes routes commerciales dont le contrôle était parfois âprement discuté tout au long de l’histoire.
En France, les plus anciennes voies de transport du sel suivaient le rivage atlantique à partir des sites littoraux gaulois. Plus tard s’initia un transport fluvial sur le Rhône à partir des marais de Paccais (Aigues Mortes). A l’intérieur du pays s’organisa un transport terrestre à dos de mules alternant avec des convois de bateaux sur les rivières navigables. Dans l’est, La voie des Saulniers traversait le Massif vosgien et reliait Lorraine et Alsace, dans le sud, elle empruntait les vallées de la Vésubie assurant un apport transalpin vers la Suisse et l’Italie.
En Europe centrale, l’ancienne route du sel, relie Lunebourg au port de Lübeck (Allemagne) via Lauenburg pour fournir les ports de la Baltique. En République tchèque, « le Sentier d’or » suit les chemins forestiers dès le XVème siècle. A la fin du XVIe siècle, ce commerce fera la fortune des évêques de Passau, la ville des 3 rivières en Bavière.
Venise est sans doute la ville d’Europe qui s’est la plus enrichie grâce au commerce du sel de sa lagune. Pour Jean Claude Hocquet, la ville eut du mal à équilibrer la production de ses salines par rapport à la commercialisation et au transport du sel par ces marchands.
Ailleurs qu’en Europe se firent jour des routes historiques de transport empruntées par des caravanes de sel. Ainsi, les Tibétains et les Népalais (Nomades du sel) se rendent en caravanes de yaks sur les lacs saumâtres du haut plateau tibétain. Tangbe (village perché à 3040 m), contrôlait la route du sel, entre le Tibet et l’Inde. En Afrique, des caravanes de dromadaires (l’azalaï) traversent le Sahara, apportant le sel gemme extrait des mines de Taoudeni du nord du Mali jusqu’à Tombouctou, « La perle du désert, la ville aux 333 saints » qui règne sur la « route du sel et de l’or » le long du Niger.
Consommation, besoins
Dans la première moitié du XIXe siècle, la production s’accroît très sensiblement liée à la mécanisation du travail dans les mines qui vient se substituer aux travaux pénibles des forçats, bagnards, esclaves ou autres prisonniers de guerre. Les quantités consommées ne cessent d’augmenter jusqu’à 4,5 kg par personne et par an.
Nutriment essentiel, sa consommation recommandée en 2003 par l’OMS est < 5 g/jour soit l’équivalent d’1 cuillère à café de sel. Son iodation accompagne cette recommandation. L’élimination urinaire du sel en excès s’accompagne d’une fuite de calcium majorant les risques liés à l’ostéoporose.
Le besoin minimal physiologique est autour de 2 g/j.
Les états membres de l’OMS visent une réduction de 30 % de la consommation du sel de la population mondiale durant les 5 années à venir ; cette baisse est identifiée comme l’une des mesures majeures en raison du bénéfice (rapport coût-efficacité) sur la santé en particulier sur les maladies cardiovasculaires affiliées à l’hypertension. Ces lignes directrices, assimilables à une prévention primordiale, s’intègrent aux neuf cibles mondiales définies (obésité, diabète, activité physique, allaitement…) avec une vigilance accrue sur l’alimentation des enfants. Ces incitations complètent le « Plan d’action mondial de l’OMS pour la lutte contre les maladies non transmissibles 2013-2020 ».
La consommation courante en France est estimée à 9g /jour.
Du fait du mode de vie urbanisée, du cadre socio-culturel, des habitudes alimentaires, les aliments transformés et les plats préparés ont pris le pas sur la cuisine familiale et les marchés de proximité devenant de gros pourvoyeurs de sel à l’échelon individuel.
Il convient d’inciter l’industrie à reformuler ses recettes en évitant l’apport du sel en excès à partir d’additifs ; les politiques et les stratégies de santé publique sont essentielles y compris les mesures fiscales, la sensibilisation des consommateurs, la création d’un environnement propice à la surveillance des sources de sel avec des conseils diététiques ciblés et tout particulièrement pendant l’enfance à l’âge où s’élabore le goût et se dessinent les réflexes alimentaires.
Au-delà des conseils et de la vigilance qui s’appliquent aux apports raisonnés de sel au quotidien, certaines pathologies nécessitent une restriction sodique plus rigoureuse comme l’hypertension et l’insuffisance cardiaque, pouvant même justifier le recours aux salidiurétiques avec une surveillance étroite du sodium mais aussi du potassium, du calcium et de l’acide urique.
Les aliments les plus riches en sel, outre bien sûr la charcuterie et les bouillons, sont les sauces, les condiments, certains poissons comme la morue où les anchois. En France, pain, biscottes et fromages complètent traditionnellement cette liste. Le pain à lui seul serait responsable de 20 % des apports.
Le sel naturel est riche en magnésium , oligo-éléments et ne contient que très peu d’iode. La fleur de sel récoltée à la main sur les marais salants a une saveur propre liée à sa composition.
Sur la coopérative des Salines de Guérande, les paludiers récoltent 10 000 t/an ; la production des Salins du Midi (Camargue) est de 300 000 t/an dont 400 à 600 t de fleur de sel (exclusivement ramassée à la main).
La Chine est le premier producteur mondial avec 26 % de la production devant les États-Unis 17 %, la France au 12ème rang ne produit que 2%.
Le sel de table est un sel raffiné contenant à 95 % ou plus du chlorure de sodium presque pur, souvent iodé et fluoré.
Le goût salé est une des 5 saveurs de base : salé, sucré, acide, amer et umani. Si sa fonction d’ exhausteur de goût du sel est parfois niée, il n’en est pas moins vrai qu’il masque certaines saveurs, atténuant l’amer et le sucré, diminuant l’acidité et renforçant l’umani. « Le goût salé est principalement dû aux ions Na agissant sur 2 canaux ioniques des papilles gustatives ce qui induit l’entrée de Na+ dans la cellule gustative, son accumulation, puis permet la dépolarisation de la membrane et la libération de neurotransmetteurs. La perception du goût salé nécessite la solubilisation du sel en bouche et l’intensité perçue dépend de nombreux facteurs : la matrice alimentaire, la surface de contact… » J. M. Lecerf –Institut Pasteur de Lille.
Conclusion
Indispensables à la vie, le sel et l’eau constituent notre milieu originel. Abondamment présent et quasiment inépuisable sur terre comme dans la mer, cet élément minéral, longtemps seul moyen de conserver les aliments, a déterminé la fixation et le développement des sociétés primitives sédentarisées. Véhiculant le sacré, il s’est imposé comme un moyen de pouvoir et de puissance à travers l’histoire des civilisations. Son extraction, son transport et ses taxations ont contribué à l’équilibre géopolitique du monde. Aujourd’hui il est devenu un enjeu de santé.
Jacques Gauthier, Cannes
BIBLIOGRAPHIE
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- Christiane Perrichet-Thomas ; la symbolique du sel dans les textes anciens – CNRS-URA 338, Besançon
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