Maladie chronique : une épreuve singulière du temps et de l’identité. Illustration dans les maladies de surcharge et les cardiopathies
Depuis plusieurs décennies l’augmentation importante des personnes souffrant de maladie chronique invite le médecin à redéfinir sa posture soignante en intégrant trois notions : l’individuation, le basculement identitaire et la dimension temporelle d’être malade. Nous approcherons ces deux dernières notions en nous appuyant sur les maladies de surcharge ou de pléthore qui peuvent être considérées comme l’un des archétypes de la maladie chronique, les autres étant les maladies s’accompagnant de douleurs et celles conduisant au handicap. Cette évolution épidémiologique a conduit les médecins à adjoindre au modèle biomédical centré sur les maladies aiguës un second modèle moins familier modifiant le rapport à la maladie, aux soins et bien plus encore au patient. Dans une seconde partie nous illustrerons ces notions essentielles dans le cadre des maladies de surcharge et les cardiopathies chroniques.
Approche anthropologique de la maladie chronique au travers des notions d’individuation, basculement identitaire et temporalité
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Le processus d’individuation ou le rapport à une singularité
Pour saisir la place croissante du processus d’individuation dans l’évolution des interactions sociales il convient d’approcher la notion de représentations sociales et de leurs incidences sur le rapport au monde.
Nous ne pouvons pas être au monde sans en avoir une représentation. C’est-à-dire que tout individu constitue à mesure de l’avancement en âge un univers propre qu’il mobilise en permanence dans la relation aux autres, car « Nous avons toujours besoin de savoir à quoi nous en tenir avec le monde qui nous entoure. Il faut bien s’y ajuster, s’y conduire, le maîtriser physiquement ou intellectuellement, identifier et résoudre les problèmes qu’il pose. C’est pourquoi nous fabriquons des représentations » (Jodelet, 2009). Il découle de ce constat qu’une représentation est toujours « un savoir pratique qui relie un sujet à un objet » (Jodelet, 2009), qui s’élabore à partir des réalités sociales dans lesquelles vit le sujet. Nous comprenons alors qu’une représentation est par essence le fruit d’une construction subjective, c’est pourquoi « nous faisons d’abord de toute chose une image, notre image ! » (Nietzsche, 1967).
Les représentations sociales (ou collectives) constituent l’humus de notre vie psychique quant au lien qui nous accroche au monde. Elles peuvent se différencier en croyances, préjugés et stéréotypes (Mannoni, 2010). Une des caractéristiques majeures de la représentation sociale c’est qu’elle se modifie très lentement (plusieurs décennies). A titre d’exemple intéressons-nous à l’image du fumeur dans les sociétés industrielles. Alors que la société Malboro ne connait qu’un succès d’estime depuis les années 20 c’est en 1950 qu’elle met en scène dans sa publicité un cowboy (Robert Norris) cigarette aux lèvres prêt à conquérir les grands espaces. Rapidement les ventes progressent de 300%. Ce mythe (ce stéréotype masculin, blanc, viril et libre) tient jusqu’aux années 1990. La loi Evin de janvier 1991 vient bouleverser la représentation du tabac mais aussi du fumeur (loi 91-32). Plus de quarante années séparent le cowboy triomphant du fumeur dépendant. A parti r de cet exemple nous comprenons le poids exercé par les stéréotypes dans l’inconscient collectif mais aussi dans l’imaginaire individuel, ceci n’est pas sans incidence lorsqu’il nous faudra aborder la question du soin et de la maladie.
Le processus d’individuation s’appuie sur les représentations d’un sujet. Il procède d’un double mécanisme : le premier est l’affirmation de son intérêt personnel aux dépens des intérêts d’autrui. Le second procède d’un raccourci de la pensée qui consiste à affirmer que « la vérité, c’est ce que je pense ». La croyance prend alors figure de dogme. Les réseaux sociaux offrent ensuite un espace de résonnance plus ou moins puissant à l’expression de sa vérité. Les deux mécanismes conjugués conduisent à considérer le monde environnant comme seulement mesurable à l’aune des représentations que l’on en a. Mais ce n’est pas le seul ressort de l’individuation. Elle procède aussi d’une tentative, parfois désespérée, de la singularité, de la distinction. Se manifester en dehors et au-dessus des autres pour satisfaire le senti ment d’exister en tant que sujet. Le processus d’individuation n’est pas nouveau mais il a pris de l’amplitude pour conduire à des morcellements identitaires qui favorisent l’appartenance communautaire. C’est ainsi que les médecins ont vu croître le nombre de patients intolérants au lactose, au gluten, à nombre de médicaments (au-delà des antibiotiques qui étaient et restent une intolérance bien connue), aux adjuvants, aux vaccins … La réponse adaptative des médecins ne peut plus être le rejet des affirmations des malades au nom de la rationalité et de la science, mais de considérer le phénomène comme une forme de singularité au monde nécessaire à une cohérence de soi, fusse aux dépens de la rationalité. A ce stade la question pour le médecin n’est pas de démonter le comment de la croyance mais d’en saisir le pourquoi.
Pourquoi cette personne pense ce qu’elle avance ? Sur quoi s’est construite cette représentation de sa maladie ou de sa santé ? Pourquoi une telle interrogation du patient et du médecin ? D’abord à partir d’un constat simple. La maladie est absurde, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de sens, elle n’est que le résultat de l’entropie biologique qui conduit tout être vivant à mourir, on meurt non pas d’être malade mais d’être vivant écrivait Montaigne. Mais, cette vérité nue est pour la plupart des personnes insupportable. Ce qui conduit le malade à espérer une mise en sens de sa maladie. Cela est si vrai que peu de patients demandent au médecin comment ils sont malades (mécanisme pathophysiologique) mais pourquoi ils sont malades (pourquoi eux, pourquoi maintenant ?), voire invoquent l’injustice de leur situation au regard d’une vie jugée vertueuse et préventive. C’est le soin qui est la réponse objective à cett e violence, mais aussi symbolique, au regard de cette quête de sens.
Au terme de l’approche du processus d’individuation nous comprenons mieux comment se construit une part de la singularité du sujet afin d’échapper à l’anonymat du grand nombre pour être soi au milieu de tous, sans être seul. Fort de cette considération générale nous pouvons aborder la seconde notion qui a trait au basculement identitaire dans la maladie chronique.
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La maladie chronique et le basculement identitaire.
Pourquoi sommes-nous amenés à discuter la notion du remaniement identitaire dans la maladie chronique ? D’abord en raison de la mise en sens que nous venons d’aborder. La maladie entraîne un basculement depuis l’état de bonne santé à celui de malade. La chronicité de la maladie, quant à elle, signe l’irréversibilité de l’état de malade. Il y a donc une perte : perte de la santé et perte du fantasme de la toute-puissance du corps. La maladie renvoie à la fragilité, à la réduction dans la possibilité d’agir ou ce que C Marin appelle une « expérience de la limite » (Marin, 2015). Longtemps l’Occident, empreint de culture judéo-chrétienne, considérait la maladie comme une transcendance divine. La maladie y trouvait sa justification et son acceptation résignée. Aujourd’hui, dans les sociétés post-modernes la maladie est une effraction, une anomalie, une faillite qui vient faire obstacle au contrôle et à la maîtrise, voire à l’apparence (ceci est vrai lorsque la maladie entraîne des stigmates visibles). Dans la représentation de la performance, et de l’assujettissement de son corps à celle-ci comme outil de sa réussite, tout se passe comme si l’homme pouvait rêver « d’une vie sans faiblesse, ni souffrance » écrit C Marin (Marin, 2015). La maladie chronique estompe les espérances de vitalité, elle crée une dépendance aux soins, donc au médecin, car si la relation de soins est égalitaire, elle est asymétrique. Égalitaire puisque intersubjective dans l’humanité, mais asymétrique puisque le patient porte une plainte, une demande vis-à-vis de laquelle le médecin est censé répondre au regard de ses connaissances. Plus la maladie chronique évolue et plus l’autonomie physique et psychique du patient se réduit. L’évolution péjorative de la maladie chronique, si elle n’est pas toujours à l’esprit des patients de façon précise en début de maladie même si elle reste souvent une inquiétude, une potentialité à craindre. La réduction du champ des possibles, l’altération progressive de la qualité de vie sont des caractéristiques communes des maladies chroniques et participent du réarrangement identitaire du sujet malade. Mais ce processus prend du temps ce qui explique la difficulté d’harmonisation des temporalités entre le malade, sa maladie et le médecin.
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La maladie chronique et l’hypothétique concordance des temps
La notion de temporalité est au cœur de tous les processus de soins. Dans la maladie aiguë c’est bien l’urgence au traitement qui dicte les temporalités de la maladie, du malade et du médecin. Dans la maladie chronique il en va autrement, elle s’inscrit dans un étirement du temps.
– La temporalité de la maladie
S’il est impossible de connaître individuellement l’évolution d’une maladie, pour autant chacune obéit à quelques règles statistiques d’aggravation et d’apparition des complications. Les médecins connaissent le pronostic à 10, 15 ou 20 ans d’un diabète de type 2, d’une obésité sévère, ou d’une insuffisance rénale par atteinte glomérulaire. C’est la temporalité propre de la maladie dont l’histoire nous est contée par l’épidémiologie. Certes elle ne constitue qu’un repère approximatif tant les variations interindividuelles sont nombreuses. La temporalité de la maladie constitue une toile de fond sur laquelle vont s’inscrire les propositions de soins. A ce titre nous pourrions attendre que médecin et patient calquent leur temporalité sur les exigences de l’évolution de la maladie. Dans les faits il n’en est rien car temporalité du médecin et davantage encore temporalité du malade échappent à la seule analyse des phénomènes pathophysiologiques d’évolution de la maladie. Elles sont guidées par les représentations qu’ont l’un et l’autre de la situation. Il s’institue une véritable grammaire de la temporalité, une discordance des temps, une dyschronie (Cornet, 2020).-
– La temporalité du malade
N’allons pas croire que la temporalité du malade épouse celle de la maladie. Tout au plus prend-t-elle les contours de sa maladie telle qu’il se la représente. Ce décalage temporel est source d’incompréhension entre le malade et son médecin. Le second a une vision objective de l’état de santé de la personne, la maladie est un fait. La personne, même si elle admet ce fait, l’organise progressivement dans le remaniement identitaire que nous avons évoqué, et ce à son rythme. L’ambivalence génère des tensions entre santé/maladie, toute puissance/vulnérabilité, nostalgie/crainte. Le malade nourrit l’espérance de la guérison. D’ailleurs est-ce si improbable ? Ne voit-on pas des symptômes éphémères et des plaintes disparaître ? Sur ce point le carré de White (Figure 1) est instructif, sur 750 personnes qui ressentent un trouble de santé, seulement 250 consulteront et neuf seront hospitalisés. La plainte n’est pas toujours l’antichambre de la maladie.
Être malade c’est découvrir son temps intérieur en lien avec un tiers intrus, c’est être ce que je souffre ou plus exactement devenir ce que je souffre. Dès lors on comprend quelle place ce temps incertain occupe dans les prémisses de la maladie. Les comportements des patients ne sont pas irrationnels, ils sont une réponse hic et nunc susceptible d’évolution.
– La temporalité du médecin
Elle obéit à une triple contrainte. Si la première relève du temps biologique à savoir la connaissance qu’a le médecin de l’évolution de la maladie, la seconde s’inscrit dans le temps social. Le médecin est guidé par ses valeurs et son engagement, les deux sont des constructions morales, donc sociales. Mais il se heurte aussi à la tentation de penser le bien de l’autre source d’une dyschronie puisqu’il attend que le patient réponde point par point à ses propositions. Mais ce qui est bien en soi (le bien du malade) n’est pas toujours bien pour soi (tel que le juge le malade). La temporalité du médecin est un ajustement entre celui de la maladie et celui du patient.
Situations pratiques
Très peu de temps après le décès de sa femme Monsieur A., 70 ans passés, devient glabre et développe un diabète de type 2. Il vit seul mais est très soutenu par sa fille unique qui l’accompagne dans tous ses déplacements médicaux. S’il dit volontiers que la perte de cheveux et de poils est en lien avec son choc émotionnel, il ignore son diabète qu’il appréhende comme une péripétie.
Ce détachement n’est pas la conséquence d’une méconnaissance. Le patient n’inscrit pas son diabète dans un récit qui serait source d’une cohérence de soi, il est posé à côté d’une mise en sens. Pour des raisons qui échappent à son médecin, Monsieur A. traite le diabète comme un intrus de passage impropre à le menacer. Le temps du patient est celui de l’indifférence, tandis que celui du médecin relève de l’inquiétude. Le discours rationnel du médecin (indispensable par ailleurs) se heurte aux représentations profanes de Monsieur A. Le travail du médecin consiste à faire élaborer Monsieur A. sur le diabète (que sait-il ? A-t-il des exemples proches ?) puis sur son diabète. A ce stade, la question n’est plus le comment du diabète mais d’après-lui pourquoi son diabète ? Qu’importe la rationalité de la réponse c’est le lien imaginaire (symbolique) qui va progressivement permettre à Monsieur A. d’articuler un sens à sa maladie, ce qu’il fit jusqu’à se traiter avec rigueur.
Le cas de Monsieur B. est plus complexe. Il fait connaissance avec son médecin à l’âge de 45 ans. En rupture de soins, il a dans ses antécédents un syndrome coronarien aigu, un AVC sans séquelle, un diabète de type 2 et une hypercholestérolémie avec une hypertriglycéridémie majeure (jusqu’à 32g/L). Ingénieur de haut niveau, il est célibataire et sans enfant. Son plaisir de vie est de sortir avec ses amis. La principale difficulté rencontrée est l’inobservance chronique alors que les connaissances médicales de Monsieur B. sont excellentes, en particulier de toutes les complications potentielles en lien avec son risque cardio-vasculaire majeur. Ici encore la temporalité de la maladie (haut risque à court terme), celle du médecin qui s’inquiète et celle du patient qui semble ignorer ses risques, ne sont pas synchrones. Comment la situation s’est-elle débloquée ?
Pour s’engager dans un prendre soin de soi il faut être en capacité d’aimer l’être que l’on sera à l’horizon de 10, 15, 20 ans ou davantage encore (Reach, 2005). Mais cet être nous est étranger, que savons-nous de lui ? Certaines personnes sont incapables d’une telle projection et vivent au jour le jour. Là encore, ce mode de vie est indépendant des connaissances. A la faveur d’une complication grave de son diabète, alors que Monsieur B. approchait de la retraite, son médecin lui a demandé s’il souhait vieillir ? En lui laissant le temps de réfl échir pour la prochaine consultation et en précisant que quelle que soit la réponse il serait toujours auprès de lui comme médecin. A la consultation suivante Monsieur B. confie à son médecin vouloir profiter de sa retraite, d’où la question du médecin sur ce qu’il compte faire visà-vis de son traitement ? L’interrogation sur le sens du devenir a conduit ce patient sur un chemin qui lui était étranger jusque-là : améliorer son observance.
Madame C. a 56 ans lorsqu’elle consulte dans un service spécialisé pour son obésité massive, 147kg pour 1,70 m. Elle est mariée sans enfant. Elle présente toutes les complications de l’obésité : HTA, apnées du sommeil, diabète, dyspnée d’effort … Le médecin a toutes les raisons d’encourager Madame C à perdre du poids, et bien qu’il ait pris la mesure des risques et les avoir énumérés il va poser une question à Madame C. : Au fond de vous-même pourquoi voulez-vous maigrir ? Elle raconte en pleurant avoir perdu tragiquement son amant avec lequel elle vivait une folle histoire d’amour. À la fin de son récit elle répond au médecin : « je veux retrouver quelqu’un ». C’est le bon moment, le kaïros, pour engager un soin qui va prendre tout son sens. Le temps et le sens vont libérer la patiente tout autant que le médecin. Ici encore la maladie n’est pas le centre de l’enjeu du soin. Foin de la réducti on des risques pour elle, le sens du soin est ailleurs. Elle perdra 40kg et trouvera quelqu’un !
Ce qu’il faut retenir
La maladie chronique par son irréversibilité s’appréhende dans une temporalité singulière qui suppose un réaménagement identitaire de la part de la personne malade. Cet abandon de la santé vers l’état de malade bouscule les représentations que le malade a de lui mais au prix de l’acceptation d’une nouvelle vulnérabilité et d’une réduction dans le pouvoir d’agir. L’engagement dans le soin n’est possible qu’à deux conditions, la première, mobiliser une capacité à prendre soin de soi par amour de l’être que l’on sera demain, la seconde, de donner du sens (élaboration symbolique) à sa maladie afin de favoriser une cohérence de soi. Qu’importe pour le
médecin la rationalité du discours, toutes les pistes
d’interprétation personnelle sont à respecter et à explorer. L’exercice de la médecine s’enrichit de l’apport des sciences humaines, mais la médecine n’est-elle pas une science, humaine et sociale ?
Philippe Cornet, Professeur des Universités.
Docteur en sociologie. Sorbonne-Université
Références
-Cornet P, Chavannes B, De Oliveira, Naïdisch N, Duverne S, Concordance des temps. Une grammaire de la temporalité en médecine générale. MEDECINE, 2020, Volume 16, Numéro 5 ; 218 224
– Jodelet D. Les représentati ons sociales. PUF, Sociologie d’aujourd’hui, 2009
– Loi no 91-32 du 10 janvier 1991 relati ve à la lutt e contre le tabagisme et l’alcoolisme. JORF n°10 du 12 janvier 1991 (Evin C.)
– Mannoni P. Les représentati ons sociales, PUF, Que sais-je ? 2010
– Marin C. L’homme sans fi èvre, Armand Colin, Le temps des idées, 2015
– Nietzsche F. Le gai savoir, NRF, idées, aph. 112, p159, 1967
– Reach G. Pourquoi se soigne-t-on ? Une esquisse philosophique de l’observance. Le bord de l’eau, Chair & Net, 2005