Quand les objets connectés s’installent dans la pratique médicale

Dans le secteur de la santé, l’usage des objets connectés est loin d’être récent. Utilisés dans de nombreux domaines (cancérologie, diabétologie, cardiologie, etc.) ceux-ci sont souvent associés, voire amalgamés, à l’intelligence artificielle (l’IA) et aux algorithmes. La terminologie prête à confusion, mais qu’en est-il des pratiques concrètes des professionnels de santé ?

 

Cet article vise à présenter quelques résultats significatifs issus d’une recherche interdisciplinaire, menée en 2021-2022, sous la direction de Cristi na Lindenmeyer, portant sur les relations médecins-patients avec les objets connectés en santé. Réalisée par une équipe de onze chercheurs au sein du groupe de travail « Santé, numérique et IA » du Centre Internet et Société au CNRS, elle a bénéficié du soutien de l’Insti tut « La personne en médecine » (ILPEM), Université Paris Cité. Son objectif était de comprendre les enjeux, les opportunités et les craintes des médecins face à la généralisation des objets connectés, en particulier dans le cadre du traitement du syndrome des apnées du sommeil (SAS).

Il est utile de rappeler que cette étude a été précédée d’une autre recherche qualitative1, menée cette fois-ci auprès de patients utilisant une application connectée à la machine PPC de ventilation nocturne. Nous commencerons par exposer ici quelques résultats de cette première étude, avant de présenter plus en détail ceux de la deuxième, plus récente, menée auprès des médecins.

 

Appropriations et résistances des patients face aux objets connectés

Trente entretiens avec des patients traités pour des apnées du sommeil ont été menés durant six mois, en 2020. Ils ont permis de saisir les premiers usages d’une application mobile et d’analyser les raisons de son non-usage par certains, principalement par manque d’informations quant à son accès. Nous avons relevé des résistances, voire un rejet, dus au manque d’ergonomie de l’outil, ainsi qu’aux inégalités relatives à la culture numérique des utilisateurs. Pour ceux étant parvenus à la paramétrer sur leur terminal, la prise en main et l’adaptation à la machine connectée pour ventilation nocturne sont prioritaires. Ainsi, les usages de l’application, qui retiennent leur attention, sont secondaires.

 

Les patients participant à l’enquête évoquent les avantages suivants : consultation rapide des données relatives aux apnées, estimation de la nécessité d’ajuster leur masque, identification de leurs scores, consultation des vidéos – pour certains jusqu’à envisager des échanges avec le prestataire et leur médecin. L’usage de l’application s’inscrit dans une posture active du pati ent à l’égard de son traitement et dans une réflexivité sur les données télétransmises ainsi que sur les objets connectés, qui prennent place dans leurs pratiques numériques. La figure 1 résume l’imbrication de ces dernières dans le processus d’informatisation de la société.

Dans ce contexte, les répondants-usagers patients rencontrés acceptent les objets connectés en santé. Cependant cette étude des premiers usages ne permet pas de cerner leur appropriation. Il conviendrait d’envisager une étude d’usages expérimentés (depuis plus d’une année au moins) pour analyser le processus d’appropriation d’une telle application d’un dispositif d’objets connectés. La situation représente le début d’une transition vers un autre développement technologique et économique, celui de l’intelligence artificielle (IA) dans le secteur de la santé.

 

Objets connectés et IA : représentations et pratiques des médecins

Les résultats de la deuxième étude, intitulée « Enjeux effets des dispositifs numériques sur la relation médicale au prisme du traitement du syndrome des apnées du sommeil (SAS) en période de Covid-19 » montrent que le déploiement de l’IA suscite indéniablement l’intérêt des médecins traitant des patients pour apnée du sommeil. Elle a été menée dans une approche qualitative, en deux étapes successives :

1. l’administration d’un questionnaire dont l’objectif

était de cerner les profils des médecins, leurs expériences et pratiques professionnelles avec les objets connectés ;

2. la mise en oeuvre d’une enquête qualitative par entretiens (20 entretiens d’une heure chacun)

avec des médecins spécialistes du syndrome des apnées du sommeil au sujet de leurs pratiques et usages des dispositifs objets connectés, sur leurs relations avec les patients à distance, sur le traitement des données de télésuivi, ainsi que sur les enjeux de l’automatisation et les transformations du travail.

Nous proposons de nous intéresser ici à l’analyse conjointe de trois éléments :

1. les objets connectés (machine à pression positive continue PPC et leurs caractéristiques techniques intrinsèques ;

2. les discours, reflétant les représentations liées à l’IA et aux objets connectés ;

3. les pratiques professionnelles concrètes des médecins utilisant les objets connectés.

 

Comme le montre la figure ci-dessous, ceux-ci sont imbriqués dans trois sphères reliées.

1. la sphère socio-discursive d’abord, où un processus d’idéalisation de l’IA voit le jour. Celui-ci se nourrit de l’imaginaire collectif des médecins quant à l’avenir inéluctable de l’IA, l’irréversibilité du progrès technologique, la puissance des Big Data et des algorithmes. En se projetant, les médecins évoquent le fait que l’IA et les objets connectés vont faciliter leur travail pour qu’ils puissent se consacrer davantage à leurs missions de soignants, se recentrer sur la dimension humaine de leurs pratiques ou encore se rendre plus disponibles pour les patients qui en ont besoin. Quelques voix plus sceptiques s’élèvent contre les bénéfices de la généralisation de l’IA dans leur métier. Tous les médecins interrogés restent cependant unanimes : quel que soit l’avenir des objets connectés et de l’IA, l’expertise médicale devra rester « humaine » et non technologique.

2. la sphère opérationnelle et pratique ensuite, où un processus de banalisation de la machine PPC est à l’oeuvre depuis plusieurs années. Utilisée par tous, elle est devenue au fil du temps incontournable pour la pratique du médecin tout autant que pour le quotidien du patient, malgré les critiques qui sont formulées à l’égard de son usage : saturation cognitive due aux données massives produites en continu, surveillance des patients et de leurs données de santé, contrôle des pratiques des médecins (par la CPAM), temporalité découpée, etc. Les pratiques des médecins en termes d’appropriation technique de l’informatique sont très hétérogènes. Tout comme les patients, ils connaissent de façon inégale les algorithmes, certains étant plus à l’aise que d’autres dans l’usage du numérique.

3. la sphère institutionnelle enfin est sans doute la plus invisible. A travers l’instauration des politiques en matière de santé, la législation et les diverses règlementations (RGPD), elle marque à la fois les discours politiques, socio-économiques, médiatiques, etc. autant que les représentations des utilisateurs (médecins, patients) et les pratiques en matière d’usage des objets connectés. S’y déroule un processus de légitimation des objets connectés, qui tend à normaliser leurs usages malgré un contexte empli d’injonctions et d’incertitudes.

 

Quatre items retenus : injonctions, ambivalence, délégation, transformations

Quatre thématiques ont été retenues pour la structuration de l’analyse.

1. Les injonctions : l’usage des objets connectés s’inscrit dans un contexte contraignant encombré demultiples injonctions : à la réactivité, à la disponibilité permanente, à la surveillance ou encore à la visibilité continue. Ces injonctions contribuent à resserrer des temporalités déjà raccourcies, où le médecin fait face à une accélération du cadre de sa pratique médicale et à la saturation précédemment soulignée. Enjoints à être réactifs pour ajuster si besoin le traitement thérapeutique à distance, les médecins sont amenés à surveiller en continu les données du pati ent. Comment dès lors assurer le suivi correct de celui-ci tout en se préservant de l’hyperconnectivité ? Les capacités de traitement des objets connectés produisent à un rythme incessant des quanti tés de données qui aident le médecin à prendre une décision thérapeutique, tout en participant à sa surcharge cognitive.

2. L’ambivalence : lors des entretiens les médecinsrépondants expriment un sentiment ambivalent à l’égard du gain de temps avec les objets connectés, qui leur apportent des données permettant d’éviter des consultations chronophages. Mais dans le même temps, les médecins font face à l’injonction d’être réactifs pour ajuster, si nécessaire, le traitement thérapeutique à distance.

3. Les médecins engagent dès lors une triple délégation :

aux machines, qui collectent et gèrent des quantités massives de données, ce qui leur permet de décider de l’ajustement des soins à distance, sans qu’ils aient une véritable maîtrise du fonctionnement des algorithmes ;

aux prestataires, qui informent et recueillent le consentement éclairé des patients quant à la gestion de leurs données de santé, aux comptes-rendus de données relatives à la pathologie ;

aux patients, qui assurent leur auto-suivi à distance, estiment leurs besoins pour les ajustements du matériel et des soins, demandent consultation ou télésuivi.

4. La quatrième thématique est celle des transformations qui concernent les pratiques professionnelles ainsi que les relations patients-médecins. Il y a en effet d’une part, des modifications concrètes, dues à l’usage quotidien des objets connectés, devenus incontestablement des outils d’aide à la décision. L’expertise humaine du médecin reste fondamentale, même si la substitution (de l’humain par la machine) reste un thème majeur dans les discours recueillis. Les craintes sont palpables. Une autre transformation que nous avons identifiée concerne la manière d’exercer le métier, qui désormais déborde le cadre d’une consultation puisque le médecin visualise les données en dehors de la consultation à proprement parler. D’autre part, il y a les transformations projetées. L’imaginaire technologique lié au déploiement des systèmes d’intelligence arti fi cielle est en cours depuis un certain nombre d’années. Les médecins évoquent « une possible ou une inéluctable perspective » et expriment des besoins qu’ils espèrent combler par le développement de l’IA. Par exemple le tri ou la priorisation des patients par des algorithmes ou encore la sélection automatique d’alertes pertinentes. L’idée étant d’éviter les tâches répétitives avec les données télétransmises pour que le médecin puisse se concentrer sur son coeur de métier : sa pratique médicale et sa relation d’humain à humain, avec le patient.

Conclusion

L’usage généralisé des objets connectés dans le secteur de la santé engage des transformations des pratiques professionnelles des médecins, qui ne semblent pas ébranler la relation médecin-patient, tout au moins pour le moment. Celle-ci reste au coeur de l’activité. Certains médecins apprécient le passage d’une relation verticale à une relation horizontale, car le patient a désormais beaucoup plus d’informations sur son état de santé (grâce aux objets connectés, forums, réseaux sociaux numériques). Il devient plus actif dans son traitement, plus averti sur sa maladie. Le médecin quant à lui affirme sa satisfaction d’avoir à sa disposition de nombreuses données qui facilitent incontestablement son diagnostic. Il reste cependant très vigilant à ce que son périmètre d’activité soit respecté et que sa relation avec le patient ne soit pas déformée par l’intrusion des dispositifs numériques. Les résultats obtenus dans le cadre de cette recherche sur les usages des objets connectés pour le traitement des apnées du sommeil mériteraient d’être analysés à l’aune des usages des objets connectés pour d’autres types de maladie, tels que le diabète, le cancer, l’insuffisance cardiaque ou encore la santé mentale, afin d’observer d’une manière transversale et dans la durée les transformations de la relation médecinpatient et des pratiques professionnelles, prises dans le processus d’informatisation de la société.

RÉFÉRENCES CITÉES : 

– Andonova Y. (2004), L’enchevêtrement des techniques, des discours et des pratiques en milieu industriel. Contribution à une approche des usages des TIC, thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, CELSA, Paris IV-Sorbonne.

– Lindenmeyer C. (dir.) (2022), « Enjeux et effets des dispositifs numériques sur la relation médicale au prisme du traitement du syndrome des apnées du sommeil (SAS) en période de Covid-19 », rapport de recherche CNRS, 44 pages (en ligne), URL : htt ps://cis.cnrs.fr/wp-content/uploads/2022/06/vf-rapport-recherche-cis-ilpem.pdf

– Carré D., d’Ortho M-P., Sandré S., Vidal G. (2020-2021), Recherche sur les objets connectés en santé (ROCS-SHS), rapport de recherche, MSH Paris Nord, LabSIC-USPN, Centre du sommeil – Service de Physiologie – Explorations Fonctionnelles et Digital Medical Hub – Hôpital Bichat – Assistance Publique – Hôpitaux de Paris

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