Les recommandations ESC 2022 sur l’évaluation des patients avant chirurgie non-cardiaque : une analyse critique
L’ESC a mis à jour fin 2022 ses recommandations sur la prise en charge des patients avant chirurgie non-cardiaque, les précédentes remontant à 2014. Le sujet est complexe et fait intervenir de nombreuses variables, comme le risque intrinsèque du geste chirurgical envisagé, le risque cardio-vasculaire propre au patient, la capacité d’évaluer finement ce risque, et surtout la possibilité de changer le cours des choses par une prise en charge spécifique appropriée. À la lecture des recommandations, on ressent comme un certain malaise, les experts ayant oscillé entre une attitude destinée à mieux caractériser le risque, qu’on puisse ou non modifier ce risque ensuite, et la nécessité d’éviter les gestes inutiles. Nous nous concentrerons ici sur les aspects propres à la maladie coronaire, en excluant les interventions dans le contexte d’un infarctus aigu et la problématique des interventions en urgence.
Quelques considérations générales susceptibles d’influencer la prise en charge préopératoire
C’est enfoncer une porte ouverte, mais avoir une maladie coronaire augmente forcément au moins un peu le risque opératoire par rapport à celui d’une personne ayant des coronaires saines. La vraie question est donc de savoir si la détection d’une maladie coronaire, ou d’une ischémie myocardique d’effort va aboutir à un changement de prise en charge et si ce changement
pourra réellement diminuer le risque opératoire. Le risque des complications les plus graves de la maladie coronaire (infarctus STEMI et mort subite) est avant tout lié à l’occlusion thrombotique brutale d’une plaque peu serrée (et donc non ischémiante jusque-là) fissurée ou érodée. À l’inverse, le risque d’infarctus est beaucoup plus faible lorsque qu’une sténose serrée aboutit à la longue à une occlusion complète. Les simples plaques peuvent donc être aussi graves, voire plus, que les sténoses serrées. C’est ce qui explique l’absence de bénéfice de la revascularisation coronaire sur la mortalité ou sur le risque d’infarctus. C’est ce qui explique aussi pourquoi les traitements de fond, agissant sur tout l’arbre artériel coronaire, permettent, eux, d’améliorer l’espérance de vie. Récemment, les résultats de l’étude ISCHEMIA ont été plus loin : si l’étendue de la maladie coronaire apparaît liée au pronostic, la sévérité de l’ischémie n’intervient pas. Si l’on suit ces résultats, il y aurait plus d’intérêt à évaluer l’atteinte anatomique coronaire qu’à rechercher la présence d’une ischémie. Dans le contexte opératoire, la plupart des infarctus ne sont pas des infarctus STEMI, mais des infarctus de type 2, liés à un déséquilibre entre besoins et apports en oxygène, qui ne s’accompagnent pas forcément de signes d’ischémie, réalisant le tableau décrit pas les anglo-saxons comme les MINS (Myocardial Injury after Noncardiac Surgery : souffrance myocardique après chirurgie non cardiaque). La survenue de MINS est synonyme d’une augmentation marquée du risque, mais personne ne sait actuellement comment il convient de les traiter.
Préconisations générales
Les recommandations ESC 2022 commencent par des préconisations de bon sens. La première consiste à dire que le clinicien doit tenir compte à la fois du risque cardio-vasculaire du patient et du niveau de risque opératoire. M. de La Palice n’aurait pas dit mieux…
Plus intéressant, il est rappelé qu’il est souhaitable d’obtenir l’arrêt du tabac un mois avant l’intervention et de contrôler les autres facteurs de risque (pression artérielle, lipides, diabète).
De même, s’il y a une symptomatologie évocatrice d’angor, il est recommandé d’en faire le bilan. Si l’on commence par les cas les plus simples, les recommandations sont claires : chirurgie à risque faible ou intermédiaire chez des personnes à bas risque, il est proposé de ne réaliser aucun examen : pas d’ECG, pas de dosages des marqueurs biologiques. Mais tout se complique à l’étape suivante, avant chirurgie à risque intermédiaire ou élevé, chez les patients d’au moins 65 ans, ayant une maladie cardio-vasculaire connue, ou ayant au moins un facteur de risque cardiovasculaire il est fortement recommandé (niveau I B) de mesurer les troponines avant 24 heures et 48 heures après l’intervention. Chez ces mêmes patients, il est aussi suggéré (niveau IIa B) de doser en pré-opératoire le BNP ou NTproBNP.
La justification de la mesure répétée des troponines est double : identifier en pré-opératoire les patients à risque plus élevé et conduire à un bilan après l’intervention (clinique, ECG et écho) en cas de survenue d’une souffrance myocardique péri-opératoire. Pour ce qui est du premier point, il n’est pas dit quelle attitude pratique adopter en face d’une personne ayant des troponines supérieures à la normale en pré-opératoire et c’est la même chose pour ce qui est du BNP. Le second point est plus logique, pouvant conduire au diagnostic d’une maladie coronaire authentique chez une personne non diagnostiquée jusque-là.
Échographie et imagerie de stress
En dehors de la recommandation sur le dosage préopératoire de la troponine, les recommandations discutent la place respective de l’échographie, des imageries de stress, du scanner coronaire et de la coronarographie. Elles envisagent ensuite les indications possibles de la revascularisation myocardique. L’évaluation systématique de la fonction ventriculaire gauche et l’imagerie de stress ne sont pas recommandées (niveau III C).
Les recommandations sur l’échographie (transthoracique) sont difficiles à comprendre : elle est recommandée chez les personnes ayant une faible capacité fonctionnelle, un BNP (ou NTproBNP) élevé, ou un souffle à l’auscultation cardiaque (niveau I B) avant chirurgie à haut risque. Mais elle n’est qu’à peine suggérée (niveau IIb B) chez les personnes ayant une faible capacité fonctionnelle, un BNP (ou NTproBNP) élevé, ou au moins un facteur de risque avant chirurgie à risque intermédiaire… on ne s’y retrouve guère : par exemple, pour une personne avec un souffle détecté en pré-opératoire, faut-il éviter de faire une échographie ? Chez les patients ayant au moins un facteur de risque, n’y a-t-il pas d’indication d’échographie avant une chirurgie à haut risque, alors qu’elle peut être envisagée en cas de chirurgie à risque intermédiaire ?
Pour ce qui est de l’imagerie de stress, les recommandations sont de grade IB pour les personnes à faible capacité fonctionnelle et probabilité élevée de maladie coronaire ou haut risque clinique, en cas de risque chirurgical élevé. Chez les coronariens préalablement revascularisés (par angioplastie ou chirurgie) et ayant une faible capacité fonctionnelle, l’imagerie de stress doit être envisagée (IIa C) avant chirurgie à haut risque.
Les choses sont plus floues avant chirurgie à risque intermédiaire : l’imagerie de stress peut être envisagée si l’ischémie peut être préoccupante (« when ischemia is of concern »), un concept particulièrement flou, chez les patients avec des facteurs de risque cliniques et une faible capacité fonctionnelle (niveau IIb B). Enfin, l’imagerie de stress n’est pas recommandée à titre systématique avant chirurgie non cardiaque (niveau III C).
Quelle place pour les examens diagnostiques de l’atteinte anatomique ?
Le coroscanner, simplement mentionné dans les recommandations de 2014, apparaît maintenant comme devant être envisagé chez les patients avec une suspicion de maladie coronaire ou chez ceux qui ne peuvent faire une imagerie de stress, avant chirurgie à risque intermédiaire ou élevé (niveau IIa C). La place respective de l’imagerie de stress et du coro-scanner n’est pas vraiment discutée.
En ce qui concerne la coronarographie, il est recommandé d’avoir les mêmes indications en période pré-opératoire qu’habituellement, hors contexte chirurgical. La même règle s’applique pour les indications de revascularisation myocardique (niveau I C).
Il est envisageable de faire une coronarographie chez les patients coronariens stables avant endartériectomie carotidienne (niveau IIb B) mais la coronarographie systématique chez les patients coronariens stables avant chirurgie à risque faible ou intermédiaire n’est pas recommandée (III C).
Enfin, avant chirurgie vasculaire des membres inférieurs ou de l’aorte abdominale, la coronarographie systématique et les épreuves d’effort ne sont pas recommandées.
En cas de maladie coronaire, faut-il envisager une revascularisation myocardique avant l’intervention ?
Avant une chirurgie à haut risque, une revascularisation myocardique peut être envisagée en fonction de symptômes, de la présence et de l’importance de l’ischémie myocardique et des données anatomiques (sténose du tronc commun, par exemple) (niveau IIb B). En revanche, une revascularisation systématique avant chirurgie à risque faible ou intermédiaire n’est pas recommandée (niveau III B).
L’algorithme général proposé par les recommandations
Avant chirurgie à bas risque, aucun bilan n’est proposé, une fois l’interrogatoire réalisé. Avant chirurgie à risque intermédiaire, si le patient est à bas risque (moins de 65 ans, pas de facteur de risque), aucun bilan. S’il a 65 ans ou plus, ou des facteurs de risque, ou des antécédents cardio-vasculaires, il est recommandé de faire un ECG et de doser les biomarqueurs, et suggéré de réaliser un test fonctionnel.
Avant chirurgie à haut risque, pour les patients sans facteur de risque d’au moins 45 ans, il est suggéré de réaliser un ECG et de doser les biomarqueurs. Dans les autres situations (65 ans et plus ou facteurs de risque, ou antécédents cardio-vasculaires) ces mêmes examens sont recommandés et une évaluation fonctionnelle (capacité de monter deux étages) est suggérée. On se demande pourquoi cette donnée d’interrogatoire n’est pas proposée à titre systématique chez tous les malades… En outre, chez les patients connus comme coronariens, une consultation cardiologique est proposée. Chez les malades ayant un syndrome coronarien chronique, le schéma est le suivant : traitement médicamenteux optimisé pour tous. Rien de plus si la chirurgie est à faible risque. En cas de chirurgie à risque intermédiaire ou élevé, le schéma est beaucoup plus alambiqué : l’examen clinique, ECG et le dosage des biomarqueurs sont recommandés pour tous. L’évaluation de la capacité fonctionnelle doit aussi être envisagée (capacité de monter deux étages). Les choses se compliquent ensuite avec des distinctions peu compréhensibles entre chirurgie à risque intermédiaire et chirurgie à haut risque (Figure 1).
Les limites des recommandations
Les recommandations ont donc une grande part de bon sens. En particulier, elles insistent sur la nécessité d’un interrogatoire soigneux, qui est l’élément essentiel pour le diagnostic d’une maladie coronaire. Elles sont aussi relativement « économes » en termes d’utilisation d’examens complémentaires. Mais elles sont réellement assez confuses, laissant en conséquence une large place à leur interprétation.
On peut également s’interroger sur la place donnée au dosage des biomarqueurs (principalement les troponines ultrasensibles) : quelle est réellement la proportion des personnes de plus de 65 ans ou avec au moins un facteur de risque qui ont des troponines supérieures à la normale en l’absence de tout symptôme ? et de quelle façon un dosage élevé de troponines chez une personne sans maladie coronaire connue va-t-il modifier substantiellement la prise en charge et ce changement va-t-il améliorer le pronostic ?
De même, on peut légitimement se poser la question de la place prépondérante des tests fonctionnels par rapport aux examens anatomiques. Lorsque les recommandations ont été rédigées, les derniers résultats de l’étude ISCHEMIA n’étaient pas encore publiés. Or, comme signalé précédemment, ces résultats montrent l’absence de signification pronostique du degré d’ischémie myocardique, alors que l’étendue de la maladie coronaire est corrélée au pronostic. Cela s’explique sans doute par le fait que de simples plaques peuvent être aussi dangereuses que des sténoses responsables d’ischémie. Si des examens complémentaires sont nécessaires, la recherche d’une atteinte anatomique coronaire serait donc plus appropriée que la recherche d’une ischémie myocardique.
Pour aller plus avant dans notre connaissance, il faudrait maintenant disposer d’une étude randomisée comparant les complications opératoires en fonction de la stratégie adoptée avant l’intervention chez les patients sans maladie coronaire connue : attitude conservatrice, recherche d’ischémie par des tests fonctionnels, ou recherche d’une atteinte anatomique par coro-scanner. Et chez les coronariens stables, en l’absence de symptômes, comparant une attitude conservatrice et la réalisation de tests d’ischémie.
En attendant que paraissent les recommandations de la Société Européenne d’Anesthésie-Réanimation, dont la sortie est prévue dans les prochains mois et qui vont « répondre » aux recommandations de l’ESC, on pourrait proposer les schémas suivants :
Chez les patients asymptomatiques : En pratique, chez les patients asymptomatiques, non connus comme coronariens, avant chirurgie “lourde”
Chez les personnes asymptomatiques, à risque cardiovasculaire a priori faible et /ou avec une assez bonne capacité fonctionnelle, le temps pré-opératoire peut être un moment privilégié pour un interrogatoire et un bilan biologique centrés sur la détection de symptômes ou de facteurs de risque cardio-vasculaires. Si le risque cardio-vasculaire est élevé, ou que la capacité fonctionnelle est franchement faible, la recherche d’une maladie coronaire anatomique est sans doute appropriée. En fonction du contexte individuel, on peut discuter la réalisation soit d’un scanner simple pour la quantification du score calcique, soit d’un scanner injecté. Si l’examen montre une maladie coronaire, il sera licite de débuter un traitement de prévention (en particulier, avec des statines). Si la maladie coronaire semble importante (score calcique élevé, plaques diffuses au coro-scanner), une imagerie de stress pourra se discuter.
Chez les patients coronariens connus : : Patients coronariens, avant chirurgie “lourde”
Chez les patients coronariens connus asymptomatiques, avant chirurgie à risque intermédiaire ou élevé, il paraît raisonnable de faire un ECG et un bilan biologique qui vérifiera la bonne équilibration des facteurs de risque. En cas de faible capacité d’effort, ou si l’ECG montre des anomalies jusqu’ici inconnues, on peut discuter la réalisation d’une imagerie de stress qui, si elle est largement positive, pourra conduire à la coronarographie.
Chez les patients coronariens symptomatiques, la réalisation d’une imagerie de stress semble raisonnable, pouvant amener à une coronarographie et à une revascularisation, susceptible de faire disparaître les symptômes. Le bilan pré-opératoire peut donc être le bon moment pour refaire un bilan plus approfondi de la maladie coronaire et de ses conséquences potentielles. Dans tous les cas, chez les coronariens, il faudra optimiser le traitement de fond de la maladie coronaire, dès la période pré-opératoire.
En somme, quelles que soient les recommandations officielles, le bon sens clinique et la connaissance des mécanismes conduisant aux complications de la maladie coronaire restent de mise.