« On s’amuse beaucoup plus avec la pharmacologie qu’avec la chirurgie. »
Faiez Zannad naît en 1951 à Monastir en Tunisie. Il est aujourd’hui Professeur émérite de Thérapeutique-Cardiologie à l’Université de Nancy-Lorraine.
Fonctions actuelles
Consultant au Centre d’Investigation Clinique (CIC) Inserm de Nancy. Président de CVCT (CardioVascular Clinical Trialists).
Principales Contributions
Mise en place d’une filière de soins Insuffisance Cardiaque en Lorraine. Auteur d’avancées majeures dans le domaine des médicaments de l’insuffisance cardiaque dont les beta-bloquants, les minéralocorticoïdes, et les inhibiteurs SGLT2, ayant conduit à des changements des pratiques thérapeutiques pour prolonger la survie dans l’insuffisance cardiaque.
Fondateur et organisateur du forum CVCT « Global CardioVascular Clinical Trialists Forum » (www.globalcvctforum.com) avec l’Inserm, le US-NHLBI, EMA et FDA, depuis 2003, à Paris et désormais à Washington DC.
Sociétés Savantes
Ancien Président de la Société Française d’hypertension artérielle (2007-2008).
Ancien Président du Working Group Pharmacology and Drug Therapy de la Société Européenne de Cardiologie (2008-2010).
À ce jour, il est l’auteur de plus de 1,116 publications, 278 263 citations, et son Indice de Hirsch est de 149. Il fait ainsi partie des chercheurs les plus souvent cités dans le monde (« Clarivate Highly Cited Researchers »).
Comment votre histoire a-t-elle débuté ?
C’est ma mère qui voulait que je sois médecin et plus précisément cardiologue parce qu’elle était « cardiaque » et qu’il n’y avait pas de médecin dans la famille.
Mais pourquoi cardiologue ?
Je ne donnais pas de soucis à mes parents dans ma scolarité donc ils pensaient que j’avais peut-être les capacités, et ma mère
souffrait d’hypertension. Elle me disait « tu seras cardiologue, tu me soigneras». Elle est décédée trop tôt, à l’âge de 53 ans d’un
AVC, sans que je n’ai pu la soigner.
En bon fils, vous avez écouté votre maman ?
Oui, et c’est extrêmement confortable d’être guidé, quand on voit des jeunes très troublés, se demandant quoi faire après le bac. Pour moi la voie était toute tracée.
Y a-t-il d’autres professions que vous auriez eu envie de faire si vous aviez décidé d’échapper à l’injonction maternelle ?
Je manquais d’imagination ou alors la volonté de ma mère a limité ma créativité. Et je ne regrette pas du tout d’ailleurs. Je n’avais aucune autre velléité… sauf peut-être d’être musicien. J’ai essayé le saxophone, mais c’était sans espoir !
Où se sont déroulées vos études ?
J’ai commencé ma médecine à Tunis puis à Paris, et l’internat des hôpitaux m’a conduit à Nancy. Pour « faire cardiologie », on m’a fortement conseillé Nancy, où il y avait une bonne équipe, celle de Gabriel Faivre. Et puis aussi, Nancy pour « rassemblement familial d’immigrés » : il y avait mon frère pharmacien biologiste à Nancy.
Si on fait un petit bond dans le temps, pourquoi vous êtes-vous orienté vers la pharmaco-cardiovasculaire ? Est-ce que ce sont les circonstances ? Un tropisme particulier ?
Ce sont les circonstances. Lorsque je suis venu de ma Tunisie natale, fin octobre 1971, la rentrée dans les facultés à Paris était faite et on ne pouvait plus m’inscrire dans aucune faculté. Je me suis fait alors aider par le doyen de Tunis, qui connaissait le doyen de la fac de Nancy, « anapath » comme lui. J’ai fait ma troisième année de médecine à Nancy, puis je suis retourné à Paris où était ma petite copine, que j’ai épousée 3 ans après. Lorsque j’étais carabin à Nancy, et pour pouvoir me loger et vivre, j’ai fait des petits jobs dont moniteur de pharmacologie. Je faisais des gardes de dosage d’alcoolémie qui me permettaient
d’arrondir mes fins de mois et payer la cité universitaire. En pleine nuit on venait me chercher parce que quelqu’un avait trop bu et il fallait faire une alcoolémie pour un constat de police ! J’étais alors en contact avec l’équipe de pharmacologie, avec laquelle j’ai pu faire mes premiers pas.
Vous avez ensuite progressé, comme on le sait. Qu’estce qui vous a conduit à l’idée de lancer des essais cliniques d’envergure ?
En fin d’internat, après ma spécialité en cardiologie, j’ai passé le doctorat d’état en biologie humaine, option pharmacologie clinique, après un séjour d’un an à Oxford. J’ai enseigné la pharmacologie clinique et les essais thérapeutiques, et je m’intéressais, à cause de ma double formation en pharmacologie et cardiologie, à la recherche sur les médicaments cardiovasculaires. L’histoire de l’essai RALES qui m’a mis le pied à l’étrier des essais cliniques, est purement franco-française.
Le regretté Marc Vendittozzi (qui était devenu un très bon ami, aux laboratoires Searle) est venu me voir en me disant « Écris moi un protocole comme CONSENSUS 1 (insuffisance cardiaque sévère avec l’enalapril), mais avec l’Aldactone ». C’était un visionnaire exceptionnel, puisqu’au niveau marketing il a vraiment construit tout le cadre conceptuel de RALES. Quand
CONSENSUS est sorti, il m’a dit « Faiez, je te parie qu’avec la spironolactone ça va le faire comme avec le nalapril, écris-moi un protocole ». Ce que j’ai fait, et j’ai publié dans l’American Journal of Cardiology en 1996 le cadre conceptuel et le rationnel de l’essai RALES avec la spironolactone dans l’insuffisance cardiaque sévère. J’ai présenté le projet au groupe de pharmacologie de la Société Française de Cardiologie, où il y avait du beau monde : Alain Castaigne, Simon Weber, JeanPierre Boissel, Philippe Lechat et bien d’autres et on brassait beaucoup d’idées. Jean-Paul Bounhoure, après ma première présentation du concept de RALES, me disait « Tu n’y penses pas, avec l’aldactone, tu vas tuer tous les malades en les mettant tous en insuffisance rénale ». Heureusement d’autres pensaient autrement et de là, j’ai rencontré Bertram Pitt, qui a œuvré dans le même sens, côté États-Unis, et on a lancé l’étude RALES.
C’est amusant parce que si je fais un parallèle avec moi pour les premiers registres d’infarctus, c’est aussi un médecin de l’industrie, Laurent Vaur, qui était chez Roussel, laboratoire qui a maintenant disparu, qui était venu me trouver en me disant « On a une étude avec le trandolapril, qui était une étude très positive, mais on n’a aucune idée de combien de patients pourraient rentrer dans une étude de ce type, ce qui pourrait justifier l’indication du traitement », donc j’ai eu l’idée de faire un registre national. Et c’est ce dont je me suis emparé ensuite et que j’ai poursuivi à ma façon, mais l’idée originale ne vient pas de moi.
On parle toujours des relations avec l’industrie en termes de conflits d’intérêt, mais il y a des relations qui ont pu être extrêmement fertiles. Mon deuxième essai est CIBIS-2. la Société Française de Cardiologie, c’est Philippe Lechat qui a d’abord lancé CIBIS-1 avec 600 patients inclus. Pour CIBIS-2, c’est le directeur médical qui travaillait avec Marc Vendittozzi, Marc Pelletier, émigré vers Merck AG, qui est venu me voir et me dit, « Écoute, il faut qu’on fasse CIBIS-2 ». J’ai donc rédigé le protocole et lui ai conseillé un steering committee, avec lequel nous avons ficelé l’étude. Marc Pelletier était embêté parce que le laboratoire Allemand Merck AG, sponsor de l’essai, trouvait que n’étant pas « Herr Professor » (sic), je ne pouvais pas conduire le steering committee de l’étude CIBIS-2, moi-même. Je lui ai conseillé de donner ma place à Peter Sleight. Peter Sleight l’auteur des essais ISIS, notamment, de l’école d’Oxford, exigeait du promoteur de céder une copie de la base de données au steering committee. C’était un des pionniers du « data sharing ». Mais le laboratoire Merck avait une culture typique des laboratoires allemands, peu « partageurs ». Peter Sleight a alors démissionné. C’est finalement Henri Dargie qui a présidé le steering committee. Au moment de la publication, Dargie était gêné de signer en premier auteur et il a été convenu
que les auteurs seraient désignés comme « CIBIS investigators ». À cause de cette signature « anonyme », aujourd’hui personne ne sait exactement qui a fait CIBIS. Je suis fier d’avoir été « anonymement » derrière le premier essai de mortalité avec les bétabloquants dans l’insuffisance cardiaque.
Après cela vous avez continué avec les minéralocorticoïdes.
Après oui, c’était lancé. Une fois que tu as saisi ta première chance avec une histoire à succès forcément, beaucoup d’opportunités se présentent… il y a eu le deuxième antagoniste minéralocorticoide, l’éplérénone qui est sorti, et on a fait EPHESUS puis EMPHASIS, et ainsi de suite. Je suis rentré dans le club prisé des clinical trialists. Et cela m’a ouvert beaucoup de portes.
La vie est faite de hasards. Comme disait Pasteur, le hasard favorise les esprits préparés.
Oui, c’est un peu vrai : j’ai eu beaucoup de chance et j’ai été passionné par ce que je faisais, dès le départ.
Actuellement, vous travaillez sur quel type d’études ?
Je travaille dans une étude de dispositifs médicaux qui concerne la stimulation de baroréflexe dans l’insuffisance cardiaque avec les laboratoires CVRx, dont les résultats vont être publiés et présentés prochainement.
Avec le vericiguat pour Merck, je suis co-investigateur principal dans VICTOR pour l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection réduite mais stable. Et dans l’essai FINEARTS avec la finérénone dans l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée.
Nous poursuivons les publications secondaires de EMPEROR que j’ai co-présidé avec Milton Packer. J’ai aussi plusieurs autres essais en cours d’élaboration.
Et maintenant, étant donné l’âge et l’expérience, je suis sollicité pour servir dans les comités de surveillance des essais clinique, les DSMB.
Il y a un autre versant dont j’aimerais que l’on parle. C’est le CVCT (CardioVascular Clinical Trialists Forum). C’est à la fois quelque chose d’original et un vrai succès. Est-ce que vous pouvez nous en faire l’historique et les perspectives ?
Ça tombe bien, cette année on vient de fêter les 20 ans de CVCT. J’ai organisé plus de 20 congrès. Initialement ça a commencé par une autre formule qui s’appelait ADR (Advance Drug Research in Cardiology) et je pense que les premiers congrès ADR auxquels tu as assisté toi-même étaient à Monaco. C’était Jacques Mugica qui voulait diversifier le congrès Cardiostim et ajouter du médicament à la stimulation. Par l’intermédiaire de mon ami Jean-Guy Kayanakis, il est venu me voir en me disant « Tu fais de la pharmacologie et ça serait pas mal qu’on fasse quelque chose ensemble ». Je commençais à peine à m’intéresser aux essais cliniques. Je lui ai proposé l’idée de Advanced Drug Research in Cardiology, mais la condition était qu’il me faut travailler en binôme avec une grosse pointure américaine. Je pensais à quelqu’un que je ne connaissais pas mais qui m’impressionnait : Victor Dzau. J’ai dit à Mugica « Il faut que tu me paies le billet pour aller à Boston recruter Victor Dzau ». Dzau m’a reçu, on a mangé une truite aux amandes, dans un hôtel. À la fin, il me dit « Franchement, c’est une bonne idée, mais je fais surtout de la biologie vasculaire, ça sort un peu de mon domaine et ça va me prendre une semaine de boulot à peu près ; et quand je fais une tournée d’une semaine de conférences ça me rapporte tant de dollars ». Mugica m’a traité de fou et n’était pas chaud pour payer !… mais il a finalement dit oui. C’est comme cela qu’on a fait les premiers congrès à Nice, puis j’ai pris mon indépendance de Cardiostim, et j’ai organisé ADR à Paris, puis à New York. À cette époque, Tom Lüscher et Paul VanHoutte, eux aussi spécialisés dans la biologie vasculaire, ont frappé à la porte de Vic Dzau. Ils ont décidé tous les 3 de faire un congrès de biologie vasculaire. J’ai arrêté « en bons amis » avec Vic Dzau, préférant rester plus généraliste, et je suis allé voir Bertram Pitt pour transformer ADR en CVCT. Dzau est maintenant Président de la US Academy of Science. Et puis il y a Desmond Julian qui a été très inspirant. Desmond m’a dit « Faiez, tu as tous les gens qui comptent dans ton meeting, ça serait bien qu’on rajoute une ou deux journées et qu’on parle plus de méthodologie, de statistiques, d’affaires réglementaires avec la FDA, et je peux t’aider ». Il m’a ouvert notamment les portes de la FDA.
C’est ça que je trouve très original dans le CVCT. C’est que vous mélangez des trialistes, des cliniciens, et des gens des affaires réglementaires, que ce soit des Européens ou des Américains. C’est difficile à faire, à réussir et à maintenir dans la durée. Finalement vous avez réussi à le maintenir et c’est ça que je trouve assez unique dans ce congrès.
Ça s’est fait vraiment tout seul. Quand j’ai présidé le groupe de pharmacologie de la Société Européenne de Cardiologie, j’ai proposé que CVCT devienne le congrès officiel de ce groupe de travail. J’en ai parlé autour de moi, aux gens de l’EMA en particulier. Ils trouvaient que l’ESC avait trop tendance à vouloir donner des leçons et préféraient que le CVCT reste indépendant. Il n’y a aucune société savante derrière le CVCT, pas d’enjeu de pouvoir ni de lobbying. Depuis le début, pour garder la confiance de tout le monde, CVCT s’est focalisé sur des débats de sujets « non-compétitifs », sans influence de marketing, sans exposition, sans symposium satellite. Il y avait des règles de « bonne conduite » pour le soutien par l’industrie de santé, et CVCT a gardé une haute crédibilité pour continuer à rassembler académiques, industriels et réglementaires. Après plusieurs congrès CVCT en France, où la FDA ne pouvait pas déléguer plus de 2 ou 3 personnes parce qu’ils ont de règles qui leur interdisent de voyager à plus de 2 ou 3 en même temps, des collègues FDA m’ont dit « Si tu veux vraiment que l’on continue avec CVCT, il faut que tu viennes à Washington ». On a alors emmené le congrès là-bas. Et cela a fonctionné, on a
maintenant 30 à 40 personnes de la FDA chaque année, et 8 à 10 personnes de l’EMA. On a misé sur une très grande qualité scientifique et aussi sur la participation d’une grande variété de parties prenantes, des minorités (ethniques, femmes, etc…), et des patients. C’était peut-être un peu visionnaire avant même que la diversité devienne un mot à la mode. C’est la division Recherche et Développement de l’industrie qui soutient CVCT. Les industriels qui viennent veulent savoir comment développer leur médicament. Ils ne viennent pas apprendre comment les vendre.
Vous fêtez les 20 ans, mais y a-t-il eu des changements énormes ?
Le niveau d’exigence pour mettre des médicaments sur le marché a augmenté de façon exponentielle. Les cardiologues sont vraiment ceux qui font les meilleurs essais cliniques. L’essai clinique est une discipline cardiologique avec un terrain de jeu extraordinaire et des développements de méthodologie de grande qualité. Les cardiologues sont des leaders dans le domaine des sciences de l’essai clinique.
Dans ces 20 ans, y a-t-il eu alors un changement majeur dans la méthodologie de ces essais cliniques ?
Il n’y a pas eu de révolution, mais il y a eu des évolutions très sensibles qui sont nées du fait que les cardiologues et surtout les agences réglementaires comme la FDA ont levé très haut le dogme de la médecine basée sur les preuves. Maintenant, sans baisser la garde, ils acceptent quelques compromis dont principalement les critères composites de mortalité et morbidité. Les essais n’ont que très rarement la mortalité comme seul critère principal, comme c’était le cas par exemple dans l’essai RALES. Les essais sont plus flexibles aujourd’hui pour être plus créatifs avec des critères composites. Par exemple, nous avons publié récemment dans Circulation, comment combiner l’évolution de l’insuffisance rénale et l’évolution de l’insuffisance cardiaque en un seul critère principal composite. Une autre évolution majeure, c’est le concept de « totality of evidence » : une synthèse des preuves provenant d’essais cliniques similaires, adjacents, c’est-à-dire dans des populations proches. La FDA a ainsi approuvé l’intérêt du sacubitril/valsartan dans l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée, en utilisant ce contexte de « totalité des preuves ». Encore deux innovations méthodologiques majeures : la prise en compte des événements récurrents et le win-ratio pour tenir compte du poids de tous les événements critiques et d’autres critères que la morbimortalité chez tous les patients y compris ceux qui n’ont pas fait d’évènement critique.
Est-ce que vous abordez les big simple trials ?
Plus courants dans d’autres spécialités, les essais simples et pragmatiques en vie réelle, ont très récemment été adoptés en cardiologie. Mais en dehors du modèle suédois, on se rend compte que ces essais ne sont pas possibles dans tous les pays. En France il est difficile de produire ce genre d’essai. L’informatisation du dossier médical est nécessaire, avec des données de grande qualité. Aux USA, ils ont essayé : avec l’aspirine dans l’essai ADAPTABLE. Ça a été un fiasco parce que justement ils n’avaient pas les moyens de dossiers médicaux informatisés de qualité comme les Suédois.
Rétrospectivement, est-ce que vous avez des regrets ?
Je ne suis pas un homme à regret. J’ai fait plein d’erreurs, mais comme beaucoup, on se relève et on en refait moins. De façon purement anecdotique, au milieu de ma carrière de cardiologie, j’avais regretté de ne pas être chirurgien parce que je pensais que les chirurgiens pouvaient plus « guérir » des malades. Mais avec les médicaments, on peut vraiment faire des choses formidables aussi. Et d’ailleurs, on s’amuse beaucoup plus avec la pharmacologie qu’avec la chirurgie.
Propos recueillis par Nicolas Danchin et Angélique Bironneau et rédigés par Cindy Patinote.
“A winner is a loser who tried once more”, F. Zannad, LA TUNISIE MEDICALE – 2022 ; Vol 100 (04) : 282-284