Faim et Gourmandise
La faim conjugue nécessité et plaisir depuis l’apparition de l’homme sur la terre nourricière… Mais quand le plaisir devient la finalité, apparaît la censure morale, religieuse, sociétale. Quand le corps échappe à la raison, la gourmandise devient gloutonnerie et le spectre du couple orgiaque gula-luxuria menace. Une chronique à déguster avec modération.
Physiologie de la faim
La sensation de faim obéit à un mécanisme physiologique mettant en action l’hypothalamus et le système dopaminergique ainsi que des effecteurs neurohormonaux. Elle s’accompagne de signes physiques (crampes, fatigue, sueurs, vertiges, troubles visuels, manifestations gastriques et nerveuses, perturbations de l’humeur…) en partie corrélés à une baisse de la glycémie. Les facteurs déterminants de l’apparition de la faim sont la vacuité gastrique, des éléments sensoriels (vue, odorat) mais aussi des composantes psychologiques comme la dépression, l’ennui, le stress qui peuvent déréguler l’appétit.
Le mécanisme hormonal fait appel à la libération de ghréline par l’estomac vide à laquelle répondent et s’opposent des sécrétions intestinales de cholécystokinine témoin de la satiété. La leptine sécrétée par les cellules graisseuses pour diminuer globalement la sensation de faim concourt à la régulation, tout un continuum médié aussi par des gènes spécifiques (Bdnf) actuellement à l’étude dont les perturbations physiopathologiques s’expriment sur l’échelle de l’anorexie à l’obésité.
La participation de l’hypothalamus implique les centres voisins du plaisir et de la récompense dont la présence dans le rhinencéphale ou cerveau reptilien, le plus primitif dans l’évolution darwinienne, rend compte de l’importance du mécanisme de la faim dans la survie des individus et des espèces.
Si la faim n’est a priori pas sélective quant au choix des aliments, certains d’entre eux confèrent plus rapidement un sentiment de satiété tels que les solides, les plats chauds ou certains constituants : fibres, protéines ou agar-agar proposés dans les régimes.
Le péché de gourmandise
Pour les théologiens, la gourmandise le dispute à l’orgueil quand Adam croque le fruit défendu offert par Eve pour donner naissance au péché originel. Non inscrite au décalogue, la gourmandise n’est pas péché mortel mais péché capital (caput ; capitis) car à la tête de nombreux vices associés.La Bible énonce les premières mises en garde à travers l’épisode d’Ésaü ou l’ivresse de Noé car, dès lors, gourmandise et ivresse deviennent indissociables ouvrant la voie à la luxure.
« Nous ne devons pas laisser notre appétit nous contrôler » (Livre des Proverbes). Saint-Paul ne dira pas autre chose dans le nouveau testament et fustigera les premières agapes chrétiennes et « ceux qui ont pour Dieu, leur ventre ». Après le délitement de l’empire romain, l’église, devenue toute puissante, soucieuse de préserver les âmes se préoccupera de la gestion des corps. Les ermites, bientôt suivis des premiers moines, rechercheront la solitude du désert et la rigueur de l’ascèse pour se rapprocher de Dieu.
S‘inspirant des « Passions » d’Évagre le pontique, le moine provençal, Jean Cassien (Vème siècle ) établira la liste des péchés capitaux en respectant cette hiérarchie confirmée par le pape Grégoire le Grand (590-604) dans les « Moralia ». Le quatrième concile du Latran en 1215 entérinera la liste des sept péchés capitaux : l’orgueil, l’avarice, la luxure, l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse.
Dans sa « Somme théologique » Saint-Thomas d’Aquin (1271), notoirement obèse, comme nous le rappelle Michel Pastoureau, historien médiéviste, proposera une lecture plus indulgente : abstinence et jeûne sont des vertus mais le plaisir gustatif est naturel, voulu par Dieu. À sa suite Grégoire le Grand dénoncera « la bouche comme la porte du diable, pour ce qui y rentre comme ce qui en sort » ; la loquacité devient adjacente à la gourmandise imposant le silence dans les monastères. Florent Quellier rappelle que Saint-Louis, parangon de l’humilité alimentaire, prônera les vertus de tempérance et de modération. Cependant, les croisés suivront les recommandations des autorités religieuses permettant, pendant le siège de Saint-Jean d’Acre, de se nourrir du corps de l’ennemi mais sans addition de sel ni d’épices pour ne pas tomber de la loi de nécessité au péché de gourmandise !
À l’image des « Dialogues » de Platon, tempérance et modération permettent d’éviter de franchir la frontière entre la saine alimentation et la gloutonnerie selon les théologiens du Moyen Âge. Yves Gagneux nous rappelle que, dans la Bible de Saint-Jérôme, la traduction en français du mot latin « gula » par gourmandise au lieu de gloutonnerie, goinfrerie, a conduit des intellectuels et cuisiniers français (Alain Ducasse, Paul Bocuse, Jean Dutourd, Jean-François Revel…) à soumettre au pape Jean-Paul II en 2003 une demande de correction afin d’établir la distinction entre gourmandise et gloutonnerie, désir excessif, exagéré, antinaturel et incontrôlé de nourriture.
Elle apparaît comme l’expression de l’égoïsme et même l’appropriation immorale de la part de l’autre dans un monde de famines et disettes récurrentes. Mais cette transgression est également sociale ; Alcuin n’hésite pas à qualifier de péché de gourmandise, le fait de « manger des nourritures plus raffinées que ne le requiert la qualité de la personne ». Parallèlement à la démarche religieuse, s’instaure une volonté médicale, hygiéniste témoignée par l’école de Salerne (XIème siècle) qui formule des préceptes de bon sens, de modération, de saisonnalité, de proportionnalité avec les âges de la vie et les activités.
Affranchi du poids et des contraintes des discours religieux et moraux, le siècle des lumières inaugure une période faste pour la gourmandise définie dans l’encyclopédie « comme un amour raffiné et désordonné de la bonne chère ». Intellectualisée et légitimée, rebaptisée gastronomie et définie dans le fond et la forme, elle devient partie constituante de l’identité nationale. L’auteur hédoniste de « la physiologie du goût », Brillat-Savarin l’illustre parfaitement rappelant que « c’est souscrire aux ordres du créateur qui, nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l’appétit, nous soutient par la saveur et nous en récompense par le plaisir ».
Pour Brillat-Savarin « la friandise n’est autre que la même préférence appliquée aux mets, légers, délicats, de peu de volume […] en faveur des femmes et des hommes qui leur ressemblent ».
Dans la période actuelle, la gourmandise est fille de gastronomie et participe à l’identité nationale française, s’éloignant de la culpabilité héritée de la rigueur judéo-chrétienne. Dans « la raison gourmande » et « le ventre des philosophes », Michel Onfray dénonce le rôle de l’église qui s’érige en obstacle au plaisir. Pour François-Régis Gaudry : « La gourmandise, c’est d’abord un immense élan de curiosité, … une curiosité générale vers le monde sensoriel… un formidable outil de découverte du monde… qui s’ouvre dès le premier élan du nourrisson vers le sein de sa mère ».
Le champ de la gourmandise est très étendu et on peut le borner symboliquement entre deux extrêmes : d’une part, le repas raffiné du festin de Babette (Karen Blixen) offert par la généreuse servante à une société puritaine, rigoriste et inculte en saveurs et d’autre part les orgies romaines illustrées par le festin de Trimalcion inséré dans le Satyricon (Petrone) et dont la traduction moderne serait la Grande bouffe de Marco Ferreri, film primé par sa volonté transgressive.
Discerner le besoin de manger de l’envie compulsive ou de la recherche effrénée du plaisir traduit la volonté personnelle et les valeurs éducatives. Une frontière parfois ténue entre appétit, boulimie, gloutonnerie ou philosophiquement entre épicurisme et hédonisme. Freud et Onfray se rejoignent pour admettre que gourmandise et érotisme distinguent l’homme de l’animal autant que la métaphysique et l’art… Encore que les animaux puissent aussi faire montre de gourmandise.
Conclusion
La gourmandise fait appel au plaisir sensuel pour accompagner une démarche naturelle vouée à la survie de l’individu comme parallèlement, le plaisir sexuel contribue à la survie de l’espèce. Portées par notre cerveau le plus primitif et s’appuyant sur le principe de la satisfaction et de la récompense, ces deux fonctions partagent un champ lexical commun, se réfèrent à la volupté et au charnel. Pour cette raison, elles ont longtemps été condamnées par la morale ou la religion culpabilisant une démarche naturelle qui porte l’homme à la recherche du plaisir. Ce même principe serait selon Georges Bernanos à la base de la publicité qui flatte les faiblesses de l’homme et non ses besoins.
Pour Claude Fischler « le péché de gourmandise a plus aisément été sécularisé, médicalisé que le péché de chair ».
La faim s’inscrit aujourd’hui dans une réalité géopolitique qui scinde le monde entre des régions où elle sévit cruellement et d’autres qui développent une épidémie de diabète et d’obésité corollaire à la mise à disposition presque sans limites des ressources alimentaires.
BIBLIOGRAPHIE
Gourmandise, histoire d’un péché capital – Florent Quellier ; Édition Armand Colin
La raison gourmande – Michel Onfray ; Éditions Grasset
Le glouton, le gourmand et le gastronome – Yves Gagneux ; Éditions Vendémiaire
L’Homnivore – Claude Fischler ; Odile Jacob
Le régime IG métabolique – Dr Pierre Nys ; Éditions Leduc
Physiologie du goût – Brillat-Savarin ; Furne et Cie, libraires-éditeurs
François-Régis Gaudry – Podcast
L’amour gourmand – Serge Safran ; Éditeurs la Musardine
Histoire des péchés capitaux au moyen âge – Carla Casagrande, Sylvana Vecchio ; Éditions Aubier
Gloutonnerie, gourmandise et caquets – Yves Roguet ; OpenEdition Books
La joie de manger – Jean-Michel Lecerf ; Éditions du cerf
Une histoire symbolique du Moyen-Âge – Michel Pastoureau ; Éditions Seuil