Les Cœurs de Janko Domsic

C’est en 1945 que Jean Dubuffet conceptualise l’art brut et l’oppose à ce qu’il appelait l’art culturel. Il s’agit le plus souvent d’artistes « exempts de culture », autodidactes, travaillant en marge de la société et du système mercantile de l’art. Leur seul besoin est celui de l’expression artistique et non de la reconnaissance. Plusieurs d’entre eux souffrent de maladies psychiatriques qui nécessitent parfois leur internement. Leur travail créatif est dans un style très répétitif, voire obsessionnel, unique et avec peu de variantes ce qui facilite la reconnaissance de leur auteur. À ce titre Janko Domsic est une des figures les plus marquantes de l’art brut.

 

Un halo de mystère entoure la vie de Janko Domsic. Né dans l’ex Yougoslavie en 1915, il arrive en France au début des années 30 dans des circonstances obscures. Personnage facétieux, il est enregistré à la préfecture de Police sous le patronyme de Janko Bonsang Halleluya Domsic. Après avoir semble-t-il séjourné en prison pour des raisons mal précisées, il est signalé comme travailleur sur le chantier de construction du chemin de fer à Pont-sur-Yonne. Puis il vivra à Paris dans un quartier proche du cimetière de Montmartre. Il habite un petit logement insalubre et ne travaille que dans les bruyants cafés parisiens. Il décède en 1983, en laissant derrière lui une œuvre magistrale, appréciée et recherchée par de nombreux amateurs d’art brut.

Domsic écrit et dessine ou plus exactement écrit-dessine tant dans son travail l’écrit et l’image sont très souvent indissociables. Il se définissait ainsi : « moi je suis écrivain, j’ai toujours été penché sur l’économie générale et internationale, cotée en dollars ». De façon répétitive il aborde des thèmes religieux, politiques ou ésotériques.

Il réalise des dessins sur papier ou sur carton et utilise essentiellement des crayons de couleur ou des stylosbilles ou encore des feutres. À l’image de ses deux seuls outils (la règle et le compas) sa palette est limitée à quelques couleurs : rose, vert, bleu, rouge, plus rarement jaune ou noir. Les personnages souvent anonymes et désincarnés, dont le visage et la silhouette ne dégagent aucune expression, sont représentés de face, seuls ou à deux, sans aucune profondeur de champ ni perspective. Les corps sont constitués d’un embrouillamini de droites et de courbes. La représentation de la forme symbolique du cœur est omniprésente : le torse des personnages est en forme de cœur mais aussi la robe et le sexe des personnages féminins, leur bouche, l’extrémité des ailes dont ils sont parfois pourvus, les sceptres royaux ou des objets divers… Chaque symbole fait partie d’un système codifié qui lui est propre mais souvent obscur ce qui le rend difficile à appréhender et à déchiffrer. On retrouve fréquemment sur le même dessin la faucille et le marteau, l’enclume, la croix orthodoxe, le svastika d’origine orientale ou encore la croix gammée, des symboles de la Franc-Maçonnerie (la règle et le compas, ses outils de dessin empruntés à l’art des bâtisseurs mais aussi le pentagramme étoilé). Enfin, les dessins sont souvent accompagnés de mots ou de phrases en français, allemand ou croate, d’injures, de propos scatologiques, des extraits de chansons nazies, de nombreux acronymes… Il exprime une mythologie hiératique personnelle. Le roi ou le couple princier coiffé d’une couronne étoilée reposent souvent sur des nuées, planant ainsi au-dessus de la terre et des êtres humains. On imagine que l’artiste se représente ainsi lui-même en divinité dominant le monde et lui délivrant un message dont lui seul connait les termes. Christian Berst, propriétaire de la galerie éponyme à Paris, grand connaisseur et collectionneur d’art brut s’exprime ainsi à son sujet : « Ce qui m’intéresse dans la lecture de Domsic, c’est la poétique qui s’y déploie. Je ne raisonne pas comme lui, je ne déraisonne pas comme lui. Il faut avoir l’humilité de ne pas avoir accès à l’essentiel de ce qu’il voulait exprimer ».

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