Hommage à Alain Cribier
*J’ai bien connu Alain Cribier à l’époque des débuts de l’angioplastie coronaire. Dans un congrès d’angioplastie à Madrid où nous avions tous les deux des présentations, sans doute à la fin des années 1980. Il s’est aperçu que tous les orateurs avaient une cravate et il n’en avait pas. Je lui ai donc laissé la mienne (je devais repartir avant son topo) et depuis, nous évoquions cet épisode vestimentaire à quasiment chacune de nos rencontres.
Alain Cribier nous a quittés le 16 février dernier. En guise d’hommage, nous publions des extraits de la grande interview qu’il nous avait accordée à l’occasion des 20 ans du TAVI en 2022 et nous avons également demandé aux membres du comité éditorial, dont certains le connaissaient bien et d’autres moins, de nous donner les premiers mots qui leur venaient à l’esprit en pensant à lui. Ces mots nous paraissent refléter assez bien l’image qu’il a su donner au sein de la cardiologie française.
La genèse du TAVI : avec de la persévérance et beaucoup de chance, on peut atteindre ses objectifs.
Il y a eu un tournant décisif quand j’ai considéré qu’il y avait un besoin clinique majeur non satisfait pour le traitement des valvulopathies. A l’époque, l’âge faisait partie des contre-indications de la chirurgie. Par exemple, à Rouen, 95% des patients opérés d’un remplacement valvulaire aortique avait moins de 70 ans. Des patients auxquels je m’étais attaché revenaient mourir dans le service après plusieurs épisodes d’insuffisance cardiaque ou des symptômes graves. Cela m’a paru inacceptable. On avait déjà organisé à Rouen le traitement de rétrécissements pulmonaires congénitaux par dilatation à ballonnets. J’ai commencé à me demander si on ne pouvait pas essayer d’améliorer ces patients récusés par gonflement d’un ballon dans les valves aortiques calcifiées. J’ai eu la chance d’avoir un contact très affectif avec une patiente de Dieppe qui était terriblement symptomatique et très handicapée par la survenue de syncopes au moindre effort. Donc j’ai fait, en tremblant, cette première dilatation aortique au ballonnet en septembre 1985. Cela s’est extrêmement bien passé. L’amélioration a été immédiate, avec une disparition instantanée de ses symptômes. Elle a pu retrouver une vie normale et est devenue une vedette dans la région parce que son histoire a été publiée dans la presse. Elle a même commencé à voyager, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant.
Par la suite, la dilatation aortique a connu un succès mondial avec des dizaines de milliers de patients traités partout. Beaucoup de français et d’étrangers sont venus à Rouen pour apprendre cette technique. J’ai commencé à prendre mon sac à dos et à parcourir le monde pour former les gens sur place. C’était le début d’une carrière mouvementée qui n’a jamais cessé depuis.
Après 5 ou 6 ans de dilatation aortique, il est apparu quelque chose que j’avais supputé dès les premières années : les resténoses valvulaires étaient fréquentes. Après une phase d’enthousiasme extrême, il y a eu une phase de découragement. La dilation aortique s’est éteinte progressivement un peu partout parce que les patients revenaient. Pour moi, c’était difficile à accepter mais j’étais très satisfait que la FDA aux USA ait accepté la technique dans certains cadres particuliers, pour des gens pour qui on ne pouvait rien faire d’autre.
Dès 1992, j’ai annoncé en séminaire à Rouen qu’il y aurait une prochaine étape qui serait d’implanter un dispositif ; je ne savais pas encore que ça serait une valve stentée, mais quelque chose pour maintenir la valve ouverte après valvuloplastie pour résoudre le problème de la resténose. Et il se trouve, encore avec beaucoup de chance, qu’en 1994 ont été commercialisés des stents de Johnson & Johnson pour le traitement des artères périphériques, notamment des iliaques, avec des gros stents jusqu’à 23 mm de diamètre. La compagnie m’a fourni gratuitement des stents que j’ai expérimentés sur des cadavres de patients décédés de rétrécissement aortique. Avec Hélène Eltchaninoff et René Koening, nous avons montré qu’il était possible de placer un stent de Palmaz dans une sténose aortique calcifiée et que le stent permettait de maintenir une ouverture circulaire de la valve. Mais l’objectif était de mettre un stent valvulé pour remplacer la valve aortique, sous anesthésie locale pour éviter les complications d’une anesthésie générale chez ces patients âgés. Restait donc à insérer une valve à l’intérieur du stent.
J’ai cherché des financements … ça a duré 5 ans. Et je n’ai reçu que des réponses négatives.
Et puis encore la chance, en 1997. Lors d’un congrès où je présentais mon projet sans vrai espoir, j’ai rencontré un ingénieur américain, Sam Rabinovich, qui s’est montré très enthousiaste, impressionné par les résultats autopsiques que je lui avais présentés. En retournant en Amérique, il en a parlé à son collègue Stan Rowe, chez J&J. En 1999, tous les trois, nous avons créé une start-up « Percutaneous valve technologies » pour développer ce projet nous-mêmes avec seulement 40 000 dollars. Encore une fois, nous avons eu de la chance. Au cours d’un meeting en Israël, nous sommes tombés sur une petite compagnie nommée Aran qui avait décidé de développer des objets médicaux. Ils venaient de recruter Assaf Bash, un ingénieur qui avait travaillé sur le développement de stents aux USA. Ils ont été les premiers sponsors et nous ont donné de l’argent pour pouvoir continuer la recherche, en participant avec leur équipe d’ingénieurs à la fabrication de cette valve aortique. En quelques mois, ils sont arrivés à la constitution d’un prototype qui correspondait à mes désirs et qui suivait de très près les critères utilisés pour déposer un brevet européen, avec des schémas, des dessins, la façon de la mettre en place, etc…
Quelques mois après, Assaf Bash est venu à Rouen en apportant un prototype de valve déployable par un ballon, testé de façon très complète en laboratoire en Israël avec toutes les données d’ingénierie sur le stent, la valve, etc… Ils ont imaginé une valve tricuspide qui pouvait être suturée dans le stent, d’abord en polymère et ensuite en péricarde de cheval puis de bœuf, pour des raisons de brevet. En laboratoire, elle fonctionnait remarquablement bien avec une durabilité évaluée à plus de 5 ans. La valve a été utilisée in vivo sur un modèle de brebis. On a travaillé avec Hélène Eltchaninoff, Nicolas Borenstein et François Laborde à l’hôpital Montsouris dans un centre d’expérimentation animale, le CERA. On a fait plus de 100 implantations chez le mouton en passant par la carotide, parce qu’on voulait faire ça en percutané. Avec Hélène, on a implanté la première valve aortique en condition orthotopique, c’est-à-dire sur la valve aortique en 2000. Le mouton « Bouboule » a survécu, et quelques mois après il était sur ses pattes avec une valve aortique en place en position intra-valvulaire. C’était fabuleux. J’ai présenté ce mouton à un congrès organisé par Martin Leon à Washington, la réaction a été assez extraordinaire car à la fin de la présentation une file de gens souhaitait investir dans la compagnie. Mais en continuant les expérimentations avec Hélène, nous n’avons plus réussi à implanter de valve en orthotopique sur nos moutons. Obstruction coronaire, insuffisance mitrale… les moutons mourraient tous. On a eu une chance incroyable que le premier mouton soit réussi ! Nous avons donc fait une nouvelle série de moutons en implantant dans l’aorte descendante. La valve était toujours parfaitement fonctionnelle au bout de 5 mois, c’était donc un argument de poids pour pouvoir passer à l’homme.
Fin 2002, on est arrivés à l’idée d’une technologie qui permettait d’implanter la valve par voie percutanée fémorale rétrograde. Nous avions tous les instruments pour faire ça. On a développé le cathéter de délivrance, on savait comment positionner la valve et on était plus ou moins prêts à commencer chez l’homme. Donc j’étais prêt psychologiquement, mais je ne savais pas qui nous implanterions… jusqu’à ce que je reçoive de Lille un patient de 57 ans qui avait un rétrécissement aortique majeur. Il était en choc cardiogénique, avait fait plusieurs arrêts cardiaques et avait beaucoup de comorbidités, dont un cancer pulmonaire opéré, une pancréatite chronique. Malgré son âge et vu son état catastrophique, les chirurgiens de Lille refusaient de l’opérer. Il était venu à Rouen pour qu’on lui fasse une dilatation aortique. Ce test de dilation aortique n’a pas bien marché, le patient a fait plusieurs arrêts cardiaques sur la table et le lendemain il était de nouveau mourant. J’ai pensé qu’on pourrait peut-être essayer d’implanter une valve par voie trans-septale. J’ai appelé nos collègues du New Jersey pour leur expliquer le contexte et leur proposer cette idée. Ils ont vraiment réfléchi avant de me donner le feu vert parce que les conséquences d’un échec auraient été désastreuses. Finalement ils m’ont donné leur accord car c’était son dernier espoir. J’ai téléphoné en Israël pour qu’une valve nous soit envoyée, celle utilisée chez le mouton, pour faire une première implantation humaine. J’ai passé une nuit blanche à me demander comment j’allais avertir la famille et le patient qu’on avait peut-être une solution ; je ne savais pas comment présenter les choses. Vous allez avoir du mal à me croire mais j’ai à nouveau eu une chance incroyable. J’ai été voir le malade pour lui proposer de faire ça, et j’ai commencé à lui parler de nos expérimentations, et j’ai été interrompu par son gendre qui était présent : « ne vous inquiétez pas, le fait d’être une première mondiale ne lui fait pas peur, vous avez en face de vous un malade qui a déjà eu une première,pour le traitement de son insuffisance coronarienne en Allemagne. Essayez de le sauver ». On s’est donc lancés dans cette aventure de faire une implantation de valve par voie trans-septale. L’intervention a duré à peu près 1h-1h30. La valve a pu être mise en place, juste au milieu du calcaire. Ça a été un moment absolument ahurissant pour les gens qui observaient : d’abord, on a eu l’abolition du gradient trans-valvulaire, tout de suite. Chez ce patient en choc cardiogénique, on anpu arrêter les vasopresseurs sur table et la pression artérielle est restée à 100 mm Hg. On a assisté à une véritable résurrection sur table : le patient qui était noir parce qu’il avait eu plusieurs arrêts cardiaques est devenu gris, puis rose, puis souriait et serrait la main pour nous remercier. On regardait l’heure avec Hélène : le patient allait toujours très bien 30 minutes après ; beaucoup de gens pleuraient dans la salle, c’était très émouvant. Une heure après, on sabrait le champagne avec lui, assis, alors qu’il ne pouvait absolument pas s’asseoir auparavant. Le lendemain, il répondait à une foule de journalistes, des radios, télévisions, … et il disait que ça s’était magnifiquement bien passé, qu’il se sentait beaucoup mieux…
On peut s’arrêter là, mais je continuerais bien encore un peu :
J’ai publié ce cas immédiatement dans Circulation et le directeur de cette revue m’a dit que c’était la publication la plus demandée, la plus souvent citée dans l’histoire de Circulation ; cela montre l’effet que cela a fait sur le public. Il y a eu un revirement complet de la part des cardiologues qui se sont dit c’est formidable si on peut faire ça. J’ai commencé à discuter avec l’administration française, l’AFFSAPS, sur la possibilité de faire une série de patients pour implanter cette valve. La discussion a duré près d’un an pour que, finalement, je sois autorisé à démarrer une première série de patients à condition qu’ils soient mourants (pronostic vital à 15 jours)… en plus ils m’ont demandé de continuer la voie trans septale puisque c’est celle qui avait été utilisée lors du premier patient. Ça n’était pas dans mon cahier des charges personnel mais je n’ai pas eu le choix car j’avais vraiment envie de continuer. On a fait une première série de 38 patients en utilisant ces critères d’inclusion dramatiques, avec des résultats très positifs. J’ai pu obtenir le droit d’utiliser la voie transfémorale en raison des bons résultats initiaux et les 7 derniers patients ont pu être faits en transfémoral. Nous n’avons eu aucune mortalité sur table, mais quelques décès dans les mois qui ont suivi en raison des comorbidités, jamais de dysfonction valvulaire.
Deux exemples ont été déterminants pour convaincre la communauté médicale et chirurgicale de la validité de la technique : la patiente n°3, de 83 ans, avait fait plusieurs infarctus et venait de Paris, après être retournée chez elle pour y mourir, après 2 mois d’hospitalisation car elle était jugée inopérable. Elle avait vu un reportage sur notre premier patient et avait demandé à sa fille de l’emmener à Rouen. J’ai reçu un appel de sa fille, je n’étais pas très chaud pour la prendre car elle était dans un état catastrophique, et je ne pensais pas qu’elle arriverait vivante à Rouen. Une fois arrivée, on a réussi à lui mettre une valve par voie trans-septale, avec difficulté (massage pendant ¾ d’heure) mais finalement la valve a été implantée. Elle s’est rétablie à toute allure. Un an plus tard elle était invitée par Martin Leon au congrès TCT à Washington. Elle a raconté son expérience du TAVI devant 2000 personnes. Cette patiente a joué un rôle considérable dans l’acceptation de la technique. Elle a vécu 17 ans et elle est morte d’un cancer du sein, sans dysfonction valvulaire. Le 2ème exemple concerne une patiente d’environ 85 ans, première implantation par voie transfémorale rétrograde car elle avait un rétrécissement mitral associé. Elle s’est rétablie complètement, a repris ses voyages ; elle était d’origine marocaine et a invité tout le service au Maroc pour une bat-mitsvah. Elle a survécu 5 ans pour finalement mourir d’un infarctus.
Ces deux exemples ont considérablement aidé à convaincre les cardiologues de l’intérêt du TAVI.
À partir de 2003, la technique du TAVI s’est répandue dans le monde entier, en particulier aux USA.