La truffe : du marché à la cuisine… (Partie 2)
Dans la précédente chronique nous avons suivi le parcours contrasté de la truffe à travers les époques. Nous partons maintenant à la rencontre des producteurs et des cuisiniers qui en ont fait le diamant noir des gastronomes. Devenue rare et précieuse, la truffe, et en particulier la truffe blanche, s’est hissée au rang des aliments les plus chers du monde.
Les caractéristiques alimentaires
Véritable chair végétale, la truffe possède une valeur nutritionnelle modeste (75,5% d’eau, 5,5% de protéines 0,5% de lipides 16,5% de fibres et de sels minéraux) contribuant cependant à un apport vitaminique conséquent (A, B et K).
Le secret de la gastronomie de la truffe réside dans la captation de son parfum très volatil attribué à un thioéther. Ce composé est utilisé pour la préparation de l’huile de truffe, produit alimentaire reproduisant le parfum de la truffe et parfois à l’origine de fraude par incorporation à des variétés de qualité inférieure. Les qualités organoleptiques de la truffe sont liées à cet arôme puissant, mélange de concrétion minérale et de sécrétions animales, qui dégagent une odeur de sous-bois, de terre mouillée mais aussi odeur musquée à valeur de phéromone conditionnant sa recherche par les animaux.
La truffe du Périgord se consomme soit fraîche en lamelles ou râpée, à température ambiante dégageant toute sa saveur en accompagnant les œufs dans la traditionnelle brouillade mais aussi parfaitement mise en valeur sur les pâtes, le risotto… soit en conserve, nécessairement, pour certaines préparations telles que le foie gras.
La truffe blanche d’Alba, tuber magnatum Pico (à ne pas confondre avec la truffe blanchette, tuber borchii) mérite une mention particulière en raison de ses spécificités. Uniquement sauvage, la « deliciosissima » de Vittadini ne se prête pas à la cuisine, ne se consommant que fraîche. Elle se cueille essentiellement dans le Piémont dans la région d’Alba (province de Cuneo) mais les quarante tonnes sont loin de satisfaire la demande.
Elle s’est invitée aux tables du pape Grégoire IV, du roi Louis XVIII et de l’empereur Napoléon Ier, à la faveur de ses arômes élégants et légers soutenant ses propriétés aphrodisiaques auxquelles on attribue la naissance de l’Aiglon ! C’est aussi la plus chère du monde ; la vente aux enchères organisée chaque année par vidéotransmission mondiale en présence de célébrités dans la salle des masques du Château de Grinzane, la plus ancienne foire aux truffes blanches, voit s’envoler les transactions avec cette année le prix record de 100 000€ pour une truffe de 900g par un acheteur de Hong Kong.
Production
En France, la production se fait essentiellement dans le Sud-Est pour 70 % sous l’appellation truffe du Tricastin qui se juxtapose à celle du Périgord. La France, l’Italie et l’Espagne assurent à parts équivalentes plus de 90% de la production mondiale désormais concurrencée par la poussée des producteurs asiatiques. La France importe cependant près de la moitié de sa consommation.
Les marchés locaux rythment la vie des régions productrices, développant une culture évènementielle centrée sur l’image de luxe de la truffe. Ne pouvant être exhaustif mentionnons les principaux : Carpentras qui sert de référence pour les prix, Richerenches le plus ancien, célèbre pour sa messe aux truffes, Richelieu, Sarlat, Aups et Saint-Paul-Trois-Châteaux pour leurs typicités locales.
La truffe est devenue rare ce qui explique son prix dont les fluctuations reflètent la qualité de la truffe étroitement soumise à la région et à la climatologie.
De 1 000 tonnes en 1 900, la production française a chuté pour se stabiliser à 40 tonnes avec cette particularité d’échapper partiellement aux radars du fisc, la vente s’effectuant en espèces « au coffre de la voiture » sur les marchés. Toutefois de nos jours, 80 % de la production française provient des truffières. En moyenne la truffe noire du Périgord se valorise à 4 000 € le kg, la truffe blanche du piémont à 6 000 € le kg. Le génome haploïde de la truffe est séquencé en 2010. Pour son intérêt économique et écologique, la truffe est devenue, depuis les années 60, un nouveau centre d’intérêt ; l’INRA engage une politique pour endiguer la chute des truffières travaillant sur la mycorhization, définissant également des normes et catégories.
Cuisine et recettes
La cuisine de la truffe connut également bien des évolutions depuis l’Antiquité gréco-romaine jusqu’à nos jours traduisant l’ambiguïté longtemps entretenue entre sa valorisation comme mets par nature ou seulement son emploi comme support d assaisonnement. Si l’on excepte Avicenne qui rendait coupable la truffe « d’engendrer les humeurs mélancoliques et grossières pouvant même conduire jusqu’à l’apoplexie », ce précieux champignon ne recueille que des louanges et fait une quasi-unanimité sur sa digestibilité et sa contribution à l’enrichissement des saveurs en cuisine.
Le goût de la truffe chez les Grecs est attesté par l’attribution du droit de cité à un étranger, Cherips sur le seul fait d’une préparation savoureuse de la truffe.
Le premier concours gastronomique en Grèce dont nous ayons trace au Vème siècle av JC distingue Chiromenes pour ses truffes en croûte au miel et aux figues cuites à l’étouffée arrosées de vin blanc de Corinthe. A Rome, Lucullus en faisait « la parure de sa table » et Apicius la faisait cuire dans une sauce au vin et saumure d’anchois (oenagarum) ajoutée de nombreuses épices.
Les préparations des truffes rapportées par Athénée de Naucratis (2ème siècle AP – JC) ne manquent pas de nous surprendre aujourd’hui tant elles étaient épicées, marinées dans des sauces au gingembre et à la cannelle… Mais elles s’adressaient à des truffes provenant de Lesbos ou de Cyrénaïque aux qualités gustatives modestes, servies davantage comme prétexte à des accompagnements. De surcroît la cuisine romaine de cette époque était portée sur la transformation des aliments jusqu’au travestissement des ingrédients.
Longtemps, nectar pour l’assaisonnement des aliments, la truffe s’illustre dans « le cuisinier roÏal et bourgeois » de François Massialot (1691) qui propose de l’incorporer dans un court bouillon au vin blanc et/ou pour parfumer la perdrix à l’espagnole au vin de bourgogne.
Le médecin Louis Lémery publie en 1709, le traité des aliments qui nous livre avec leurs indications médicales, quelques recettes dont la truffe sous la cendre, résurgence des recettes antiques dont la tradition s’est poursuivie à la renaissance (Battista Platina – De tuberibus) pour parvenir jusqu’à nos jours chez Haeberlin (Illhaeusern). Menon dans la cuisinière bourgeoise (1739) la proposera dans toutes sortes de ragoût soit hachée ou coupée en tranches après l’avoir pelée. « Au moment où j’écris (1825) la gloire de la truffe est à son apogée. On n’ose pas dire qu’on s’est trouvé à un repas où il n’y aurait pas eu une pièce truffée… bref, la truffe est le diamant de la cuisine » (Brillat-Savarin physiologie du goût méditation VI).
Dès le XVIIIème siècle, la truffe, reconnue comme mets, conquiert ses lettres de noblesse à travers des recettes de prestige ; le cuisinier Chevet, cité par Chatin, les propose en chemise, en papillote ou en fondue. Plus que jamais ses propriétés aphrodisiaques sont mises en avant.
Parmi les recettes célèbres, la poularde demi-deuil déjà mentionnée par Antonin Carême, le roi des cuisiniers sous l’empire, célébrée par Grimod de la Reyniére a été remise à l’honneur par la mère Filloux (née Fayolle), cheffe de file des mères lyonnaises déclinée ensuite par son élève Paul Bocuse. Le boudin blanc, le canard aux truffes ou encore la soupe VGE truffée sont autant de plats réputés qui assurent son prestige.
Cueillie en été, trop précocement, sans avoir eu le temps d’exhaler ses qualités aromatiques, la truffe était si abondante au XIXème qu’elle se mangeait comme un légume et fut même dénommée pitance du pauvre.
Heureusement, la fin du 19e verra naître l’intimité de la truffe avec le champagne et l’apparition de l’alliance avec le foie gras dans le Périgord, pays de cocagne de la Mazille.
Le 20ème siècle marque la fin de cet âge d’or et devenue rare et précieuse, la truffe devient la gemme des terrains pauvres pour Colette. Elle prend place – surtout sa variété blanche d’Alba- parmi les aliments les plus chers du monde aux côtés de l’indétrônable safran, (qualifié d’or rouge, qui nécessite 150 fleurs pour prélever manuellement 1 gramme de pistil sec !!) et du caviar blanc provenant d’un esturgeon albinos.
Jacques Gauthier, Cannes