Champagne !

Contemporain parfait de Louis XIV  (1638 -1715), Dom Pierre Pérignon, natif de Sainte-Menehould, laissa sa trace dans le grand siècle en rendant célèbre l’Abbaye Saint-Pierre d’Hautvillers par l’élaboration d’un vin prestigieux : le champagne, symbole du luxe et de l’élégance à la française incorporé dans le patrimoine national.

 

Le champagne, c’est l’association d’un terroir et d’un savoir-faire hérité du passé mais toujours évolutif lié au talent des hommes. Le vignoble champenois s’inscrit à l’origine dans une histoire romaine. L’empereur Domitien ( 81 à 96 AP. J.C) publia un édit en 92 destiné à protéger la viticulture romaine contre le développement des vignes du monde colonisé : Grèce, Espagne et tout particulièrement la vallée du Rhône et la région d’Aquitaine où les gaulois avaient su développer une viticulture de qualité travaillant de nouveaux cépages (allobrogica, biturica…) qui s’imposait progressivement dans l’empire romain aux dépens de la production locale. Il ordonna l’arrachage d’une majeure partie des vignes des provinces de Gaule. Toutefois la vigne continua a prospéré dans la vallée du Rhône et même au nord de Lugdunum. « Civiliser, c’est, pour les Romains, en même temps qu’assurer l’ordre, propager la vigne et l’olivier, créer ce décor de plantations hors duquel il leur semblait difficile qu’on pût goûter la joie de vivre » écrit Roger Dion. Puis vint le règne de l’empereur Probus (276 à 282) qui promulgua des mesures autorisant l’extension du domaine viticole en Gaule. La vigne contribue à la civilisation et se développe le long des voies foulées par les pieds des légions romaines. Au IIIème siècle, elles prennent la direction de l’ouest et s’épanouissent sur les Coteaux-champenois, région qui marque la délimitation au nord des possibilités de développement d’une vigne de qualité.

 

Dom Pérignon

Enfant d’une famille nombreuse et aisée, propriétaire de terrains viticoles en Champagne, le bénédictin rejoignit en 1668 l’Abbaye Saint-Pierre d’Hautvillers, fondée en 650 et renfermant dans sa crypte le corps de Sainte-Hélène. Désigné pour la fonction de procureur (cellérier-intendant), il allait porter son monastère au sommet de sa réputation avant qu’il ne disparaisse aux premiers jours de la révolution. Handicapé par la faiblesse de sa vue, il compensa en développant les sens du goût et de l’odorat vantés par ses successeurs. Sa contribution est majeure au développement du champagne, étant le premier à assembler trois cépages différents avant le pressurage, à produire du vin blanc à partir de raisin noir et à exploiter la liqueur de tirage pour en sublimer la qualité jusqu’à « boire des étoiles » comme il aimait à le dire. Conjointement à ses qualités personnelles, il exploita les progrès techniques de l’époque pour les adapter au vin mousseux produit par son abbaye.

 

Il recourut à la méthode de la prise de mousse qu’il importa de la région de Limoux. Profitant des travaux des maîtres verriers anglais, il eut recours aux bouteilles en verre épais et substitua le bouchon de liège aux étoupes de l’époque après l’essai chanceux de la cire d’abeille contribuant à un apport bénéfique de sucre. Ces innovations profitèrent au vin mousseux régional déjà connu des carolingiens, nommé alors saute bouchon ou vin du diable.

 

La contribution anglaise n’est pas négligeable dans le développement du champagne. Au XVIIème siècle les Anglais commandaient aux champenois des tonneaux de vin qu’ils mettaient en bouteille avec des observations très pertinentes sur la saison idéale du printemps pour la prise de mousse et l’ajout de sucre de canne selon les travaux du naturaliste Christopher Merrett publiés en 1662 ; à cette même époque, Sir Kenelm Digby invente la bouteille de verre résistante. Les bouchons de liège utilisés en Angleterre seront adoptés dès 1685 en Champagne. Les conditions climatiques régnant sur l’Europe dans cette mini-période glaciaire auraient facilité le blocage de la fermentation alcoolique et la reprise au printemps de la seconde fermentation.

 

Dès 1763, l’abbé Noël-Antoine Pluche mentionne l’apport scientifique, novateur et expérimental du père Pérignon dans l’assemblage des cépages avec une expertise vigilante dès les vendanges. C’est l’un des successeurs de Dom Pérignon, le dernier procureur de l’abbaye d’Hautvillers, Dom Jean-Baptiste Grossard, pour des raisons peut-être mercantiles, qui intronisa Dom Pérignon « père du champagne » « C’est le fameux Dom Pérignon qui a trouvé le secret de faire le vin blanc mousseux et le moyen de l’éclaircir sans être obligé de dépoter les bouteilles… nos religieux, avant lui, ne savaient faire que du vin gris ou paillé. » Les détracteurs ne manquent pas exprimés par Armand Louis Perrier qui lui concède un rôle très anecdotique : « L’invention de Dom Pérignon pourrait bien se borner au secret de tirer le vin blanc qu’avant lui on ne savait pas aussi bien conserver et concilier avec la limpidité et la blancheur du vin ».

 

Plus de 150 ans après sa mort, le 15 janvier 1877, une communication de l’agronome Gustave Heuzé le consacre inventeur du champagne « Quel était l’œnologue qui avait imaginé de rendre mousseux le vin blanc et le vin rosé de Champagne ? On doit cette découverte à Dom Pérignon, bénédictin de l’abbaye d’Hautvillers. Ce fait ne peut être révoqué en doute » .

Ce vin conquit la cour du roi Louis XIV, désolant son médecin Fagon, fervent partisan du Bourgogne rouge. Le Régent et à sa suite Louis XV le consacrèrent comme vin de cour adopté dans toute l’aristocratie européenne. Sa pétillance festive, initiée par le « pop » joyeux à l’ouverture de la bouteille, conjuguée à sa saveur et à la finesse de ses bulles le rendit vite incontournable. L’historien Patrick Demouy relève qu’à l’occasion du sacre en 1722 est faite « la première mention de service à la table du roi (au palais du Tau, lors du festin) de ce que l’on appelle le champagne, un vin de Sillery que l’on a mis en flacon ».

 

Le règne de Louis XV commence sous le signe du Champagne que l’on fait couler à flot au lendemain de son couronnement, ainsi que le relate Pierre Gaxotte dans son livre « Le siècle de Louis XV » : « Au retour de Reims, tout Paris alla au-devant du roi à Villers-Cotterêts. Il y eut danse, musique, foire, comédie, illuminations, et pour finir un buffet monstre où chacun pouvait se servir à son gré. Trois mille tables avaient été dressées, avec cent quinze mille verres et cinquante mille assiettes de fruits ou de gâteaux. On but quatre-vingt mille bouteilles de champagne ». Conforté par les bienfaits sur l’humeur morose du roi, vanté par la marquise de Pompadour, le vin de champagne s’installa définitivement à Versailles.

 

À cette époque pour éviter des fraudes, le transport des vins n’était autorisé qu’en fûts, mode tout à fait inapproprié aux vins de Champagne qui en altérait les qualités. Déjà Dom Pérignon avait anticipé en produisant des bouteilles comme en attestent les livraisons à un de ses consommateurs aguerris le célèbre d’Artagnan. Toutefois la production de l’abbaye se limitait alors à 500 bouteilles si l’on en juge les commandes de bouchons.

 

L’édit du Conseil d’État du Roi promulgué le 25 mai 1728 autorise une exception pour les vins de Champagne « Sa Majesté voulant […] favoriser le Commerce et le Transport du vin de Champagne gris […] permet […] de faire arriver en bouteilles dans la province de Normandie […] du Vin de Champagne gris pour la consommation des Habitants qualité en Paniers de cinquante ou de cent bouteilles, pour être transportés dans les Païs exempts des Droits d’Aydes, ou pour être embarqués pour l’Étranger dans les Ports de Rouen, Caen, Dieppe et Le Havre ».

 

Les expéditions de Nicolas Ruinart passent de 3 000 bouteilles en 1731 à 65 000 en 1789. L’Ordonnance royale du 8 mars 1735 donne naissance officiellement à la bouteille de champagne qui nécessitait d’être doublée (clissée) d’une épaisseur en osier pour la protéger des chocs. En 1866, la législation réglemente la contenance standard d’une bouteille à 0,75 cl et l’harmonisation avec le gallon anglais conduira à proposer des tailles de bouteilles toutes multiples de cinq du Magnum au Mathusalem et d’autres désignations encore…

Les premières grandes maisons de Champagne apparaissent avec les noms toujours présents aujourd’hui attestant de la solidité du commerce : Gosset, Moët au nom bientôt accolé à celui du gendre Chandon, Ruinart… Des veuves de génie apportèrent leurs contributions ; la célèbre Veuve Ponsardin-Clicquot imagina les tables de remuage et inventa le champagne rosé (par assemblage de rouge et de blanc bien différent de « l’œil de perdrix » proposé dès 1764 par la maison Ruinart à base de macération de pinot noir), tandis que la veuve Pommery renouvela l’étiquette avec la création du brut.

 

Le XIXème siècle vit progressivement les Allemands prendre la main sur le négoce du Champagne par leurs dynamismes commerciaux, leurs associations avec les viticulteurs locaux voire les mariages avec les propriétaires (Bollinger) si bien que les grandes maisons de Champagne portèrent rapidement des noms à consonance germanique : Heidsiek le premier, puis Bollinger, Mumm, Deutz, Krug, Taittinger Rœderer… des expatriés d’abord francisés puis naturalisés Français à la fin du XIXème siècle, situation bien paradoxale si l’on se réfère à l’inimitié entre la France et l’Allemagne illustrée par cette phrase de Gœthe (Faust) « Je veux du vin de Champagne, et qui soit bien mousseux… Un véritable Allemand ne peut souffrir les Français, mais il boit leurs vins volontiers. ».

 

Culminant au Mont Sinaï (286 m), la Champagne bénéficie d’un sol crayeux, argilocalcaire et marneux, d’une exposition et d’un ensoleillement favorables, d’un drainage naturel et d’un climat froid qui intervient dans la vinification.

Le vignoble s’étend sur 35 000 ha regroupant quatre régions : la vallée de la Marne à l’est d’Épernay avec une diversité de cépages ; la montagne de Reims où triomphe le pinot noir comprenant 10 des 17 villages répondant à la dénomination « grand cru », la Côte des Bar au sud-est de l’Aube et la Côte des Blancs où triomphe le chardonnay, région des blancs de blancs. 15 000 vignerons répartis sur 319 communes assurent une production de 300 millions de bouteilles par an.

 

Les vignerons locaux respectent des règles de vendange (cueillette à la main, chardonnay exclusif pour les blancs de blancs…) sur des vignobles obéissant à des contraintes de plantation (cépages, espacement, rendement…) et s’appuient sur des règles d’élaboration strictes (technique de pressurage douce et fractionnée…). Les cépages autorisés sont les suivants : le chardonnay, le pinot noir, le meunier et, pour une moindre part, l’arbane, le petit meslier, le pinot blanc, et le pinot gris. Le jus de raisin pressé puis mis en cuve connaît en quelques semaines une première fermentation alcoolique commune à tous les vins (méthode Charmat). Dans une seconde phase, quelques semaines plus tard, l’apport de la liqueur de tirage enclenche la seconde fermentation ou prise de mousse responsable de l’effervescence et majorant son taux d’alcool. Viennent ensuite les étapes du vieillissement, du remuage et du dégorgement facilité depuis la fin du XIXème par le dégorgement à la glace inventé par Armand Walfard.

 

L’appellation d’origine contrôlée A.O.C. Champagne, reconnue dans plus de 120 pays, garantit le respect des règles de vendange et d’élaboration sur un territoire bien délimité lui apportant les qualités naturelles. Apparu dès 1935, (à peine 8 ans après la toute première attribuée au prestigieux Tokay hongrois), cette AOC conduit des actions régulières contre les usurpations du nom de champagne. Les « Coteaux, Maisons et Caves de Champagne » produisent 300 millions de bouteilles chaque année et sont inscrits depuis 2015 sur la Liste du patrimoine mondial, dans la catégorie des « Paysages culturels évolutifs vivants ». Ce label régional de protection est mis à mal par des politiques commerciales agressives de pays qui ne le reconnaissent pas en particulier les États-Unis (cependant premier importateur de Champagne devant le Royaume-Uni) et la Russie qui n’hésitent pas à qualifier de champagne leurs propres productions et à imposer la désignation de vin mousseux au véritable champagne français.

 

La participation de la bouteille de champagne au repas conduit toujours à exalter un moment festif. La bouteille standard de champagne, non déposée et appelée aussi « champenoise », normalement verte et translucide d’une contenance de 75 cl présente des éléments caractéristiques : la bague arrime le bouchon en liège, maintenu en place par le muselet en fil de fer emprisonnant la plaque ou capsule qui fait le bonheur des collectionneurs (les placomusophiles). L’épaulement avec une courbe peu prononcée facilite le glissement du dépôt lors du remuage. Le fond comporte une cavité conique, la piqûre, qui facilite le remuage.

 

La lecture de l’étiquette explique le prix de la bouteille, retraçant son histoire sous l’autorité des négociants manipulateurs (NM) qui exigent un vieillissement minimum de trois ans en cave, des associations de qualité, l’usage de cépages définis provenant de parcelles référencées. Ainsi vous différencierez : NM pour les champagnes de grandes maisons, RM pour les récoltants manipulateurs ou plus aléatoires CM qui peuvent proposer des champagnes à coûts moindres par un vieillissement écourté, de cépages de qualité inférieure dont le barème est établi par la préfecture de Reims.

 

L’étiquette peut aussi mentionner « grand cru » ou « premier cru » pour les communes classées spécifiquement dans l’échelle des crus. Comme tous les vins depuis l’Antiquité, le Champagne se vit reconnaître des propriétés médicinales « contre les fièvres putrides et autres maladies de même nature », par la Faculté de Médecine de Reims. Riche en magnésium, potassium et en gaz carbonique, il stimule l’appétit. Il interagit avec les neurotransmetteurs et s’il perturbe la vigilance et le comportement, comme tout alcool, il porterait des qualités de désinhibition et de vivacité d’esprit mises en avant par Brillat-Savarin chez le médecin de Napoléon Ier : « Le docteur Corvisart, qui était fort aimable quand il le voulait, ne buvait que du vin de Champagne frappé de glace. Aussi, dès le commencement du repas et pendant que les autres convives s’occupaient à manger, il était bruyant, conteur, anecdotier… il faut déduire ce théorème : le vin de Champagne, qui est excitant dans ses premiers effets (ab initio) est stupéfiant dans ceux qui suivent (in recessu), ce qui est au surplus ». De ce fait, le champagne s’est vu attribuer des qualités aphrodisiaques pourvu d’un effet précoce. L’auteur anglais, Sir George Etherege, relevait dès le XVIIème siècle : « le vin de Champagne effervescent ranime rapidement les pauvres amants languissants. »

Conclusion

Vin festif, le champagne est un vin civilisé qui se boit pur, faisant mentir l’antique adage considérant comme barbare ceux qui s’adonnaient à cette façon de boire. Comment ne pas citer Marlène Dietrich qui exprimait si bien notre ressenti : « le champagne transforme chaque jour en dimanche ».

 

Reconnu comme le pionnier de l’assemblage et de la sélection des raisins, Dom Pérignon mit à la disposition des vins de Champagne sa connaissance du vin par son milieu familial, ses qualités d’œnologue s’appuyant sur un discernement exceptionnel des saveurs, l’opportunisme de l’utilisation des techniques récentes, un sens de l’observation et un peu de sérendipité dans la découverte de la seconde fermentation, voilà tous les ingrédients qui rendent Dom Pérignon incontournable dans l’histoire du Champagne.

 

Rien d’étonnant à ce que le champagne honore les hôtes de la république au Palais de l’Élysée, ancienne résidence de Madame de Pompadour, maîtresse-entitre de Louis XV, grande amatrice de Champagne qui proclamait « Le champagne vous garde belle après le boire ». Laissons la conclusion à Voltaire !

Jacques Gauthier, Cannes – jchm@cardiogauthier.ovh

 

BIBLIOGRAPHIE

Jean-Robert Pitte : Le désir du vin à la conquête du monde, Paris, Fayard, 2009.

Jean-Robert Pitte (dir.) : L’amour du vin, Paris, CNRS-Éditions, 2013.

Pierre Rival : Le Champagne pour les Nuls, Éditions First.

François Bonal : Le Livre d’or du Champagne.

Brillat-Savarin : Physiologie du goût, Furne et Cie, libraires éditeurs.

Maguelone Toussaint-Samat : Histoire naturelle et morale de la nourriture, éditions, in extenso Larousse.

Alexandre Dumas Mon dictionnaire de cuisine, éditions 10/181. Gaxotte (1895-1982) : « Le siècle de Louis XV ».

Ed Mc Carthy, Mary Ewing-Mulligan, Éric Beaumard : Le vin pour les nuls, Éditions First.

Benoist Simmat auteur, Daniel Casanave illustrateur : BD l’incroyable histoire du vin : les arènes.

François Bonal : Dom Pérignon. Vérité et légende, Éditions Dominique Guéniot, 1995.

Roger Dion : Histoire de la vigne et du vin en France.

Des origines au XIXe siècle. Histoires- Editions Flammarion.

Jean-Robert Pitte : « Du champagne, pour dissiper la tristesse du roi Louis XV ! » Wikipedia. Territoires du vin mis en ligne le 11 juillet 2019.

Podcast : Véronique Raisin et Angélique de Lencquesaing.

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