Gilles Barone-Rochette, département de cardiologie,

CHU de Grenoble GBarone@chu-grenoble.f

 

L’âge moyen des patients présentant un infarctus augmente régulièrement depuis plusieurs années et il n’est plus rare d’avoir à prendre en charge des patients de plus de 90 ans dans nos unités. Si nous manquons de preuve factuelle chez les patients de plus de 80 ans qui sont sous- représentés dans les essais cliniques, ceci est encore plus vrai pour les âges extrêmes de plus de 90 ans. Alors jusqu’où devons-nous aller ? Nous allons voir dans cet article que la prise de décision clinique dans ce contexte nécessite une évaluation au-delà de l’approche cardiologique traditionnelle.

Un nouveau paradigme pour la gestion des patients très âgés atteints d’infarctus est justifié, dans lequel les notions gériatriques notamment de fragilité et d’autonomie, traditionnellement ignorées par les cardiologues doivent être envisagées. Nous devons pourtant investir cette question car l’OMS prévoit une augmentation de 120 à 137% de la morbi-mortalité cardiovasculaire d’ici 20 ans en raison du vieillissement de la population. Or, les preuves factuelles pour une gestion optimale de ces patients sont beaucoup plus faibles que chez les patients plus jeunes car nous manquons d’essais randomisés construits spécifiques pour les âges extrêmes. On peut cependant dégager quelques éléments qui sont repris dans les recommandations. Les patients très âgés présentent une maladie coronaire plus sévère, ils sont exposés à plus de complications lors des procédures interventionnelles, la voie radiale et l’utilisation des stents actifs sont recommandées et les doses des médicaments doivent être adaptées notamment à la fonction rénale 1, 2.

Patients avec STEMI

Chez les patients de plus de 90 ans avec STEMI, on peut dégager aussi l’idée que le risque vital est immédiat. L’âge est un facteur indépendant de mortalité très puissant. Si l’on compare les odds ratio pour la mortalité hospitalière dans le Euroheart ACS survey entre les patients de < 55 ans et les patients de 55 à 64 ans celui-ci était de 1,87 (1,21-2,88), de 3,70 (2,51 à 5,44) pour l’âge de 65 à 74 ans, de 6,23 (4,25 à 9,14) à l’âge de 75 à 84 ans et de 14,5 (9,47 à 22,1) chez les patients de 85 ans 3 . La mortalité hospitalière des patients de plus de 90 ans victime d’un STEMI est donc extrêmement élevée, et ne pas proposer une revascularisation en urgence expose non seulement le patient à un risque vital immédiat mais aussi à une évolution vers l’insuffisance cardiaque réfractaire 4 qui va être pourvoyeuse d’une perte d’autonomie très néfaste comme nous le verrons plus loin. Il faut savoir qu’un patient de 90 ans peut espérer vivre en moyenne 5 ans voir plus selon son âge physiologique. Comme le disent les recommandations, il n’y a pas de limite supérieure d’âge en ce qui concerne la reperfusion en particulier avec l’angioplastie primaire. En effet, l’étude TRIANA montrait une supériorité de l’angioplastie sur la thrombolyse 5 . La question est alors plus éthique et une attitude palliative peut être décidée en fonction du contexte clinique là où l’espérance de vie ou la qualité de vie et l’autonomie de ce patient ne sont pas en accord avec une prise en charge curative.

La difficulté est de bien évaluer sur un plan gériatrique le patient en urgence et il faut bien l’avouer notre spécialité n’est pas coutumière de ceci. La confusion est fréquente chez un patient âgé présentant une pathologie aiguë et rend difficile cette évaluation. Trop souvent celle-ci est finalement subjective. Il n’y a pas de méthode validée mais l’évaluation de l’autonomie en utilisant le score ADL 15 jours avant l’évènement auprès de l’entourage peut s’avérer très utile. En effet l’ADL (Activities of Daily Living) évalue les activités de la vie quotidienne, et permet de savoir si une personne a besoin d’aide humaine dans les gestes de base de la vie quotidienne (alimentation, toilette, habillage, transferts, continence, utilisation des toilettes) 6 . L’échelle prévoit une cotation de chacun des 6 items en 0/1, 1 correspondant à l’indépendance et 0 à la dépendance. Le score total varie entre 0 et 6. Un score < 3/6 15 jours avant le STEMI devrait être rédhibitoire pour la mise en place d’une prise en charge curative (tableau 1).

 

Meilleur score = 6. Score < 3 dépendance majeure.

Patients non STEMI ou en angor instable

Pour le NSTEMI, les recommandations européennes mettent la prise en charge invasive pour une revascularisation appropriée en rang IIa. En effet elles soulignent la nécessité d’une évaluation minutieuse des risques et des avantages potentiels, d’une estimation de l’espérance de vie, des comorbidités, de la qualité de vie, de la fragilité et des préférences du patient. En effet, l’âge avancé est associé à une prévalence élevée de comorbidités telles que l’insuffisance rénale, l’insuffisance cardiaque et un risque accru de saignement 7, 8. Or, les recommandations ne nous donnent pas les outils à utiliser.

La dernière étude en date sur le sujet illustre cela. After Eighty a inclus 457 patients âgés de 80 ans et plus atteints de NSTEMI ou d’angor instable avec un suivi médian de 1,53 ans. Les patients bénéficient soit d’une stratégie invasive ou un traitement médical seul. Il est apparu une différence significative en faveur de la stratégie invasive sur l’apparition du critère primaire composite associant la mort toute cause, l’infarctus du myocarde, l’AVC non fatal et la revascularisation en urgence avec un hazard ratio de 0,53 [95% IC 0,41- 0,69], p = 0,0001. Cependant, plus de 4000 patients ont été screenés pour ne randomiser au final que 457 patients. Il s’agissait d’une population extrêmement sélectionnée peu comorbide. De plus, il n’y avait pas dans cette étude d’évaluation gériatrique notamment de la fragilité. Enfin, après 90 ans le bénéfice de la stratégie invasive était perdu 9 .

Nous manquons donc d’outils pour évaluer les éléments gériatriques mais nos scores de risque ischémique classique des syndromes coronariens aigus eux aussi ne sont pas adaptés aux plus de 90 ans. En effet, en les utilisant les patients de plus de 90 ans sont systématiquement classés à haut risque et relevant d’une stratégie invasive. Mais si l’on regarde les données du groupe invasif dans l’étude After Eighty, 82 % des patients présentaient une sténose significative mais moins de 50% de ces lésions étaient revascularisées. Ainsi au cours des dernières décennies, la prise en charge de patients de plus de 90 ans est devenue habituelle. On peut penser que l’on peut améliorer les méthodes permettant d’orienter le patient vers une procédure de revascularisation avec le développement de méthodes dédiées aux personnes âgées permettant l’évaluation coronaire en prenant en compte les notions gériatriques. C’est le but de l’étude EVAOLD (NCT03289728) actuellement en cours en France.

Il est en effet nécessaire de construire des études dédiées aux personnes très âgées dans le cadre du NSTEMI et l’angor instable. Une des particularités primordiales dans ces populations gériatriques est la prise en compte de la fragilité. Si la fragilité a maintenant une définition consensuelle qui se présente comme une réduction physiologique multi systémique limitant les capacités d’adaptation au stress 10, son mode d’évaluation n’est pas consensuel. Comme nous manquons de méthode standardisée il en résulte qu’actuellement l’évaluation de la fragilité chez les plus de 90 ans est totalement subjective. Cette évaluation subjective entraîne que les patients âgés atteints d’un syndrome coronarien aigu sont moins susceptibles d’être revascularisés. La moyenne de revascularisation coronaire est de 40,1% des patients âgés de 75 à 89 ans contre 12,6% chez ceux âgés de 90 ans et plus 11. Une évaluation non subjective de la fragilité est importante car plusieurs études montrent qu’elle est un facteur indépendant de mortalité 10 et sa valeur pronostique indépendante a été démontrée dans le NSTEMI 12.

Les évaluations de la fragilité et le dépistage des syndromes gériatriques vont être importants car si ceux-ci ne sont pas pris en charge même une revascularisation optimale n’empêchera pas une entrée dans la dépendance pour ces patients. Or la dépendance impacte sur la qualité de vie. Outre nos classiques MACE, ces études dédiées à la personne âgée doivent permettre d’évaluer des critères de succès des stratégies spécifiques sur des questions gériatriques comme qualité de vie reliée à l’autonomie et le retour à domicile par exemple. De plus, la perte d’autonomie à un coût énorme. Le budget alloué à la perte d’autonomie s’élève à 34 milliards / an en France avec 24 milliards payés par l’état et 10 milliards par les particuliers, essentiellement pour l’hébergement en établissements spécialisés. Ces dépenses devraient augmenter de 10 milliards d’euros par an dès 2040. L’INSEE a estimé l’effort financier pour les familles à 400 euros / mois pour un bénéficiaire de APA, 700 euros/mois pour les personnes très dépendantes (GIR 1 et GIR 2) et 1 500 euros/mois pour une personne placée en institution spécialisée. En résidence médicalisée (EHPAD) les charges payées par les résidents augmentent en fonction de leur dépendance.

La grille SEGA-A permet le repérage précoce de la fragilité (tableau 2). Un score supérieur à 11 diagnostique un patient très fragile qui devra bénéficier d’une évaluation gériatrique standardisée pour dépister et traiter les grands syndromes gériatriques (troubles cognitifs, troubles visuels et de l’audition, dénutrition, état dentaire, dépression, autonomie fonctionnelle, continence, comorbidité et polymédication, problème social) et l’élaboration d’un plan personnalisé de soins pour les prendre en charge. Non pris en charge les syndromes gériatriques ne sont pas seulement associés à une aggravation clinique mais avec un plus grand risque de déclin fonctionnel et besoin d’une nouvelle aide sociale, c’est-à-dire un niveau de dépendance accrue 13. En plus de la fragilité nous devons aussi être vigilants chez les patients de 90 ans ayant présenté un syndrome confusionnel car la mortalité à long terme est significativement plus élevée chez les patients délirants à l’entrée 14. La collaboration avec les équipes de gériatrie pour optimiser cette prise en charge est primordiale.

Conclusion

Les patients de plus de 90 ans victimes d’un syndrome coronarien aigu ne sont plus exceptionnels. Alors jusqu’où devons-nous aller ? Pour répondre à cela nous devons changer la façon dont nous abordons l’évaluation initiale des patients mais aussi la mesure du succès au cours du suivi de nos stratégies. L’évaluation de l’autonomie 15 jours avant l’évènement par l’ADL est un bon curseur pour l’évaluation initiale notamment dans le STEMI. Pour le NSTEMI, l’évaluation gériatrique à côté d’une prise en charge coronarienne dédiée à la personne âgée doivent se développer et être évaluées par des études randomisées. L’auteur déclare les liens d’intérêt suivant :

Subventions de recherche de Merck Sharp et Dohme, de la Fondation de France, de l’INSERM, de la Fédération Française de Cardiologie et de la Société Française de Cardiologie; honoraires de consultation de Bayer, Abbott Vascular, Novonordisk

 

RÉFÉRENCES

  1. Roffi M et al. 2015 ESC Guidelines for the management of acute coronary syndromes in patients presenting without persistent ST-segment elevation: Task Force for the Management of Acute Coronary Syndromes in Patients Presenting without Persistent ST-Segment Elevation of the European Society of Cardiology (ESC). Eur Heart J. 2016;37:267-315
  2. Ibanez B et al. 2017 ESC Guidelines for the management of acute myocardial infarction in patients presenting with ST-segment elevation: The Task Force for the management of acute myocardial infarction in patients presenting with ST-segment elevation of the European Society of Cardiology (ESC). Eur Heart J. 2018;39:119-177
  3. Rosengren A et al. Age, clinical presentation, and outcome of acute coronary syndromes in the Euroheart acute coronary syndrome survey. European Heart Journal 2006;27:789–95
  4.  Jokhadar M et al. Review of the treatment of acute coronary syndrome in elderly patients. Clinical Interventions in Aging 2009;4:435–44
  5. Bueno et al. Primary angioplasty vs. fi brinolysis in very old patients with acute myocardial infarction: TRIANA (TRatamiento del Infarto Agudo de miocardio eN Ancianos) randomized trial and pooled analysis with previous studies. EHJ 2011; 32: 51–60
  6. Katz S, et al. Progress in development of the index of ADL. Gerontologist 1970;10:20–30
  7. Kinnaird TD et al. Incidence, predictors, and prognostic implications of bleeding and blood transfusion following percutaneous coronary interventions. Am J Cardiol 2003; 92: 930–35
  8.  Moscucci M et al. Predictors of major bleeding in acute coronary syndromes: The Global Registry of Acute Coronary Events (GRACE). Eur Heart J 2003; 24: 1815–23
  9. Tegn N et al. Invasive versus conservative strategy in patients aged 80 years or older with non-ST-elevation myocardial infarction or unstable angina pectoris (After Eighty study): an open-label randomised controlled trial. Lancet. 2016;387:1057-1065
  10. Fried LP et al. Frailty in older adults: evidence for a phenotype. The Journals of Gerontology Series A, Biological Sciences and Medical Sciences 2001;56:M146–56
  11. Skolnick AH et al. Characteristics, management, and outcomes of 5,557 patients. age > or =90 years with acute coronary syndromes: results from the CRUSADE Initiative. Journal of the American College of Cardiology 2007;49:1790–7
  12. Ekerstad et al. Frailty is independently associated with short-term outcomes for elderly patients with non-ST-segment elevation myocardial infarction. Circ. 2011;124:2397-2404
  13. Sanchez E et al. Prevalence of geriatric syndromes and impact on clinical and functional outcomes in older patients with acute cardiac diseases. Heart 2011;97:1602–6
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