À table !

 

Cette expression qui ponctue nos journées, éveille nos sens et met nos papilles en émoi est porteuse de sa propre histoire intriquée à la conception du repas à travers les siècles.

Le mot « table » tire son genre féminin de son origine latine « tabula » qui signifiait planche, plateau car pendant des siècles la table n’était qu’une planche posée sur des tréteaux. Le terme mobilier n’apparaît d’ailleurs que vers le XVIIe siècle. Auparavant, pour ne pas encombrer les espaces communs ou à l’opposé en raison de l’exiguïté des demeures, la table se réduisait à cette planche de chêne ou d’orme, disposée au moment des repas dans des lieux qui pouvaient varier aussi bien dans une salle qu’en extérieur ou dans des galeries pour s’adapter au nombre de convives, à l’événement, la luminosité, la température selon la saison…

Cet usage, à l’origine de l’expression « dresser la table », consistait à disposer le plateau sur les tréteaux. La table que nous connaissons aujourd’hui avec ses quatre pieds traditionnels est apparue véritablement vers le début du 18ème siècle, même s’il existait parfois de solides tables en noyer à la campagne et dans les auberges dès le haut moyen âge. Les premières tables à piètements sont apparues dans les réfectoires des monastères et couvents.

Débutons avec les civilisations antiques ; 

Les égyptiens, prenaient leur repas sur des nattes disposées à même le sol. Dès le moyen empire, les représentations figurent le couple assis en tailleur ou à genoux, face à face, dînant sur une table basse, étroite, carrée autour de laquelle s’agençaient des bancs ou plus rudimentairement des coussins ; la cuisine sommaire prenait place par sécurité sur le toit des édifices ou plus simplement devant le lieu d’habitation. Toutefois, dans les palais des pharaons, on utilisait de l’albâtre, des bois et métaux précieux pour leur confection. 

 

Les tables hautes peintes sur les murs de certaines chambres funéraires répondent à la représentation d’autels sacrificiels devant lesquels le prêtre exerce debout en présence de pharaon assis sur son trône. Rappelons que l’ouverture de la bouche est le temps essentiel de la cérémonie funéraire symbolisant la possibilité pour le défunt de parler dans l’au-delà mais aussi de s’alimenter et de boire, raison de la présence de nourritures et de vaisselles entreposées à côté des sarcophages.

La table raffinée des pharaons illustrée par le repas légendaire servi par Cléopâtre à Antoine, dînant en position semi-couchée, se différencie de la réalité populaire ; le lit de repas magnifie la personne et affirme une position privilégiée. 

L’hospitalité est une vertu essentielle dans le monde grec, célébrée par Homère. Les repas communs se prenaient le plus souvent dans une pièce vide, le mégaron et le convive y apportait le plus souvent son propre trépied. 

Pour les repas de cérémonies apparaissent, entourant les tables basses en bois et marbre, les Klinai , sur lesquels prenaient place deux ou trois personnes en position semi- couchée, le coude gauche appuyé sur un coussin, position recommandée par les médecins qui suggéraient quatre repas légers répartis sur la journée. Cette pratique concernait le repas essentiel, chaud pris en groupe le soir (deipnon). Tous les ustensiles de repas étaient communs et partagés. On utilisait des rince doigts et on s’essuyait avec des mies de pain jetées ensuite aux animaux.

Profitons de cette évocation pour mettre en scène le personnage du « parasite », fonction empreinte de dignité censée préserver la démocratie et prévenir les complots.

Ce personnage tire son nom des mots grecs para et siton signifiant être assis (ou manger) à côté d’un autre (et non allongé) ; il participait au repas au nom de la cité mais n’était pas astreint à une réciprocité d’invitation. Tristement, il préfigure le pique assiette.

Dans le monde grec il faudra attendre Périclès pour voir la femme présente autour de la table ; Les banquets sont très codifiés avec le temps du repas auquel participaient les femmes puis le temps de la boisson ou symposium (littéralement : boire ensemble) réservé aux hommes, moment de débats philosophiques souvent enivrés, immortalisé par le banquet de Platon. Les femmes d’Athènes organisaient aussi des repas exclusifs : les thesmophories en l’honneur de Déméter.  

Avec Rome, après les temps de rigueur et de frugalité autour du patriarche, apparaissent ceux de l’assimilation à la civilisation hellénistique puis les excès de l’empire peu refreinés par la publication des lois somptuaires et un glissement vers les orgies ; le repas s’organise autour des tricliniums disposés en U qui convergent vers une table basse en bois et métaux précieux, disposant souvent de « pattes » en bronze reproduisant des animaux. 

Trois repas par jour associant aliments solides et boissons avec toujours très peu d’accessoires individualisés. La céna désigne le repas essentiel, à la tombée du jour, succédant au prandium du midi et au jentaculum ou disjejunum frugal du matin… En fait le romain s’alimente ou plutôt grignote tout au long de la journée dans la ville. 

Au début du christianisme, Saint Paul fulmina contre les agapes chrétiennes trop riches qui finirent par être condamnées au concile de Laodicée en 366.L’idée de l’ascèse s’immisça dans la quête de sainteté.  

Les gaulois ont toujours mangé assis à la différence des Romains et, à partir du Vème siècle, le tabouret cède la place à la chaise.

Avec le monde féodal, après le mythe égalitaire de la table ronde des romans de chevalerie, la table s’organise vers la reconnaissance de la position sociale. Rectangulaire, disposée sur des tréteaux, les nobles prennent place sur des chaises évoluant vers le fauteuil et même le trône rehaussé d’un baldaquin ; la situation élevée était renforcée par la disposition sur une estrade contrastant à dessein avec les bancs des invités de moindre rang. Des ailes surajoutées sur les côtés, disposées en « U », augmentent le nombre de convives.

Ces grandes tables sont servies par le devant pour laisser voir le spectacle des acrobates, jongleurs, dompteurs, musiciens et troubadours « entre mets » (mot qui évoluera vers son autonomie alimentaire quand disparaîtront les spectacles).

La sédentarisation s’affirme avec la renaissance et les châteaux perdent leurs priorités militaires au profit de leurs caractères résidentiels, annonçant l’apparition timide de la table à piètement fixe. Le mot meuble dérive de la contraction des racines latines « mobilis » et « movere » signifiant : qui peut être déplacé donc des objets mobiles. (wiktionnaire) 

« On dresse la table sur des tréteaux dans telle ou telle galerie, chambre ou antichambre en fonction du nombre des invités. La nappe descend jusqu’au sol pour dissimuler les tréteaux. Si la première salle à manger est signalée en 1630 et s’il y en a une au château de Vaux-le-Vicomte, il faut attendre 1784 pour y trouver mention au château de Chantilly. » (Nicole Garnier-Pelle)

Jean louis Flandrin relève que le dictionnaire de Trévoux (1704) ne mentionne pas de spécialisation des pièces en salle à manger mais bien d’endroit où l’on dresse la table, endroit qui pouvait varier par commodité dans les demeures aristocratiques mais aussi dans le peuple en raison de la poly-fonctionnalité des pièces où la table à tréteaux peut s’estomper pour faire place à des couchages.

Pour l’anecdote, on peut découvrir à l’hôtel de la marine des mécaniques de l’époque du 18ème qui permettaient de dresser la table dans les communs puis de la faire apparaître à l’étage supérieur, toute montée et décorée par un jeu de poulies et d’artifices pour les soupers, parfois libertins, dispensant de la présence des valets au temps de la Régence et de Louis XV.

Aujourd’hui véritable meuble essentiel, une des premières acquisitions du couple, la table a connu une évolution esthétique de l’ébénisterie en acajou du XVIIIe siècle à l’iconique table en marbre au pied tulipe conçue (1957) pour Knoll par Eero Saarinen entraînant avec elle ses inséparables annexes : les chaises (également du genre féminin car tiré du mot latin cathedra) qui se sont substituées progressivement aux tabourets puis aux bancs (origine du mot banquet). 

Le terme salle à manger aurait été créé en 1760 par l’architecte Augustin-Charles d’Aviler dans son cours d’architecture. Elle comporte désormais la table mais aussi le vaisselier et l’ensemble des éléments qui constituaient le dressoir et présente tous les objets de la table.

La table mise en place, je vous propose de vous initier à l’histoire de la nappe et, dans une prochaine chronique, à celle des couverts… 

La nappe est un élément essentiel, à caractère quasi religieux, dont la couleur blanche renforce le côté sacramentel du repas. Initialement, elle masque les pieds et les tréteaux mais aussi elle permet de s’essuyer, bouche et doigts, en attendant l’usage de la serviette à la renaissance. La nappe, disposée sur le plateau de bois, évoluera vers une véritable pièce d’ouvrage damassée, en soie ou en lin, brodée et ourlée dès le haut moyen-Âge.

La serviette, de bon tissu, de surface généreuse, d’un bon mètre carré, apparaît sous Henri III et fait l’objet très précocement d’attention de pliages recherchés. Dès lors, la nappe se rétrécit et perd sa dimension religieuse.

Notons le rituel, qui aujourd’hui perdure, de poser les mains à plat sur la table en prenant place de manière à exprimer une volonté de paix.

Manger avec ses doigts, partager une écuelle, se servir dans le même plat et s’essuyer les mains sur la nappe, voilà des manières qui n’avaient rien de grossier au moyen âge, y compris à la table du roi » nous rappelle Dominique Wibault (A la table des rois).

Le rituel de la table s’organise et les préceptes d’un code de bonne conduite s’instaure détaillé dès 1536 par Érasme dans la civilité puérile « De civitate morum puerilium » guide hygiénique et de bienséance (Patrice Gelinet) invitant à se laver les mains, quitter son chapeau à table… définissant l’emplacement du verre et du couteau ; « il est discourtois de se lécher les doigts graisseux… de lécher le plat ou tremper son pain dans la sauce… »

 

Conclusion

 

Le repas pris en commun est un moment privilégié dans un cadre familial et sociétal. Plus important que la table et son contenu substantiel (mets et vins) et décoratif (linge et vaisselle), la « tablée », remarquablement illustrée par Noelle Chatelet, définit une manière d’être ensemble, un temps de convivialité et de partage reconnu comme un élément du patrimoine immatériel des Français. 

 

Jacques Gauthier, Cannes

 

BIBLIOGRAPHIE 

– L’art et la table Patrick Rambourg ; Citadelles et Mazenod 

– Le glouton, le gourmand et le gastronome Yves Gagneux Vendemiaire 

– Vatel, les fastes de la table sous Louis XIV ; Nicole Garnier

– Pelle ; collection Château de Chantilly 

– La cuisine des pharaons ; Pierre Tallet Sindbad. Actes sud 

– Tables d’hier, Tables d’ailleurs ; Jean

-Louis fl andrin Jane Cobbi ; Editions Odile Jacob 

– Notre gastronomie est une culture Francis Chevrier ;François Bourin éditeurs 

– A table Noëlle Châtelet ; Editions de la Martinière 

– Palais Royal, à la table des rois ; Bibliothèque nationale de France 

– Les petits plats dans les grands Henriette Walter ; Editions Robert Laffont 

– Le repas gastronomique des Français Francis Chevrier et Loïc Bienassis ; Editions Gallimard 

– Pourquoi Cléopâtre mangeait-elle couchée ? Violaine Vanoyeke ; Editions du moment

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