À table (partie II) 

 

Dans la chronique précédente nous avons vu apparaître la table comme meuble prenant place dans une salle à manger, pièce individualisée au XVIIIème siècle. La table étant dressée, reste à poser le couvert. Ces deux expressions, héritières du passé, véhiculent  des significations éloignées de leurs origines.

 

 

 Les couverts

 

L’expression « poser le couvert » répondait initialement au fait de disposer un linge sur les plats ou de les couvrir pour en préserver l’intégrité, la chaleur mais aussi éviter l’ajout de poison. Les cuisines étaient souvent éloignées des lieux de repas pour prévenir les incendies et protéger les hôtes des nuisances sonores et olfactives.

Avec la sédentarisation du pouvoir royal au XVème siècle, s’individualisent les couverts en même temps qu’apparaissent les rituels de la table. A la Renaissance se fait jour une civilité de table illustrée par la publication du livre d’Erasme :“Civilitas morum puerilium” véritable guide des bonnes manières.  

Le terme « couvert » pouvait aussi désigner un étui de protection, en général cadenassé, apparu au Moyen Âge et disposé sur les tables royales confié au panetier et renfermant sel, épices, cure-dent, couteau et cuillère. Qualifié plus tardivement de nef, dont il épousait la forme en commémoration des croisades, cette précieuse pièce d’orfèvrerie affichait la richesse de l’hôte.

Le hanap, utilisé jusqu’à Louis XIV, désigne une coupe à pied volumineuse remplie par l’échanson porteur de l’aiguière : rituel assimilable dans l’esprit aux objets religieux : calice et ciboire.

Habitués à l’austérité de Louis XI, les français vont découvrir au cours des campagnes d’Italie sous François 1er, le raffinement des cours italiennes. À la Renaissance, sous cette influence renforcée par les mariages successifs entre la Cour de France et les Médicis, le repas devient spectacle affirmant la volonté de puissance qui culminera à Versailles sous Louis XIV. 

 

 L’assiette 

 

L’assiette tire sa dénomination du mot « asseoir » désignant l’élément de vaisselle disposée devant la personne assise. Elle succède à l’écuelle mot dérivant de bouclier (scutum) qui qualifiait une coupe creuse recevant le bouillon et les sauces. Elle se différencie du tranchoir, planchette de bois souvent recouverte d’une tranche de pain pour absorber le liquide. Cette tranche de pain préparée pour deux convives est à l’origine des mots copain et compagnon par le truchement des racines latines cum et panis littéralement celui avec qui on partage le pain, companio en ancien français. Écuelle et tranchoir préfigurent l’assiette creuse et l’assiette plate.

 

 La cuillère 

 

En os ou en bois au paléolithique, la cuillère reproduit initialement la paume de la main prolongée par le manche destiné à être empoigné. Son nom provient du latin cochlearium désignant la coquille d’escargot. Dans l’Egypte des pharaons, son usage est destiné aux cérémonies funéraires. En céramique, en bois et en métal dans l’Antiquité gréco-romaine, elle évolue au Moyen Âge pour définir le rang social : en fer, en bois, en étain en argent ou en or pour les nobles (d’où l’expression : Naître avec une cuillère en argent dans la bouche). Plus tard les orfèvres du XVIIIème siècle, en ajustant la taille à son usage diversifié, créeront des cuillères précieuses à dessert, à café, à moka…

 

 Le couteau 

 

Les silex de la préhistoire taillés pour racler et trancher préfigurent les couteaux. Le manche sera ajouté à la lame lors de l’époque Carolingienne ; Il est alors de forme pointue pour piquer les pièces de viande préalablement découpées et les fruits afin de les porter en bouche. Soit long et recourbé, pour s’approprier les aliments placés au centre de la table, soit petit et droit pour les décortiquer, il évoluera en taille et en forme au cours des siècles successifs selon leur destination et deviendra l’attribut des maîtres queux. Plus tardivement, Richelieu, contrarié de l’usage vulgaire comme cure-dent, en fera arrondir le bout. Quand ils seront associés à la fourchette, à partir de la renaissance, ils se destineront plus exclusivement à la découpe de la viande et se spécialiseront afi n de AU CŒUR DE LA GASTRONOMIE À table ! Jacques Gauthier, Cannes jchm@cardiogauthier.ovh ans la chronique précédente nous avons vu apparaître la table comme meuble prenant place dans une salle à manger, pièce individualisée au XVIIIème siècle. La table étant dressée, reste à poser le couvert. Ces deux expressions, héritières du passé, véhiculent D des signifi cations éloignées de leurs origines. (partie 2) CORDIAM MARS – AVRIL 2022 25 pouvoir couper tout type d’aliment. Toutefois, encore de nos jours, dans de nombreuses cultures, le couteau est réservé à la cuisine où les plats sont pré-découpés. Selon Confucius, « le recours au couteau est barbare et il doit être éloigné de la table. » « Le vrai danger, ce n’est pas l’ustensile, c’est le convive ! » précise William Audureau.

 

 La fourchette 

 

La fourchette, élément le plus tardif et original, est un ustensile dont la forme en petite fourche (du latin furca, ancêtre de « fourche » instrument de torture et d’agriculture) inspirera sa désignation non sans une diabolisation par les censeurs religieux qui la considère comme un attribut satanique. Son usage, cependant, remonterait à l’Antiquité ; Les Egyptiens utilisaient déjà des sortes de crocs en métal pour cuisiner et retirer des aliments des chaudrons. Les fouilles romaines ont mis à jour la présence de fourchettes dès le IIIème siècle.  

La fourchette, sous sa forme actuelle mais à deux dents, serait apparue dans l’Empire byzantin puis introduite en Italie du Nord au milieu du XIème siècle quand la princesse byzantine Théodora Doukas épousa le doge de Venise Domenico Selvo. A partir de l’Italie, son usage, à l’origine réservé à la consommation des pâtes, s’est répandu dans le reste de l’Europe étendu aux viandes et aux poires cuites. 

Pour Pierre Leclerc, historien de l’alimentation, il nous faut « renoncer au mythe de son invention et introduction par Marie de Médicis à la cour des Valois en même temps que l’hypothétique cohorte de cuisiniers italiens initiant la cour à la crème glacée, l’artichaut et le haricot »… Ses origines seraient persanes sous l’aspect caractéristique d’un demi-cercle garni de deux dents. Catherine de Médicis (1519-1589), par son mariage avec Henri II, l’introduira en France. Son fils Henri III trouvera son emploi judicieux pour ne pas graisser la fraise, collerette de dentelle portée par la noblesse. Considérée comme précieuse et efféminée, son emploi diffusera lentement, gagnant l’Angleterre qui lui reconnaîtra une valeur de raffinement en particulier pour la dégustation des bananes ! 

Même si on mangera avec les mains jusqu’à Louis XIV (mais avec trois doigts seulement, témoin de l’élégance française), l’emploi progressif de la fourchette s’impose. « Louis XIV mange avec les doigts, la reine tient une fourchette ». Le roi soleil en interdisait l’utilisation jugée dangereuse à ses enfants.

Sa généralisation en tant que base du couvert attendra la régence et Louis XV où elle se verra doter de trois puis quatre dents.

A noter que la présentation sur table se différencie entre les anglais (pointes en l’air) et les français (pointes sur la nappe) pour exposer les armoiries gravées sur le dos du manche.

Dans Paris à table (1846), Eugène Briffault insiste sur la subtilité de l’élégance française préconisant la fourchette à 4 dents. Désormais on ne touche plus la nourriture, la conception hygiéniste s’affirme.

 

 La vaisselle 

 

Au XVIIIème siècle, le raffinement se porte sur l’ensemble des éléments de table. A la faïence inventée un siècle plus tôt par Bernard Palissy, succède la porcelaine dont Jean Paul Desprat nous raconte la saga évoluant au rythme des tocades ambitieuses des favorites royales et de la concurrence entre l’Italie, la France et les Pays Bas pour l’acquisition du secret de fabrication des porcelaines chinoises. L’emploi du kaolin entraînera le succès des ateliers de Sèvres.

 

 Les services 

 

Aujourd’hui, l’hôte qui constitue un plan de table prend bien soin de disposer ses convives selon des règles de bienséance, séparant les couples, respectant une certaine composante sociale mais surtout s’attachant à ce que chacun des invités puisse trouver des sujets communs de conversation suggérée.

Au XVIIème siècle, faire un plan de table consistait à disposer les plats sur la table selon le principe du service à la française. Selon ce mode, chaque service propose un grand nombre de plats différents, du plus simple au plus élaboré, du plus commun au plus onéreux. Chaque convive, selon son placement et son rang, n’accède qu’à un nombre restreint de plats dont souvent la qualité décroît du centre vers les extrémités. La disposition reflétait aussi l’attention et le niveau social en disposant au centre de la table les mets les plus raffinés difficilement accessibles aux convives des extrémités de table. Le service à la française répond à une conception hiérarchisée régie par le Maître d’Hôtel. Les mets sont disposés sur la table, simultanément, tous ensemble, selon un rituel décoratif souvent symétrique. Les convives se servent eux-mêmes, les valets étant en charge du service des boissons et de la desserte.  

Introduit par le prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France en 1810 puis consacré par Antonin Carême, « le roi des cuisiniers », le service à la russe propose une présentation des plats en séquence. En fait, le glissement de l’un vers l’autre est progressif, les dîners privés sont servis à la russe, les repas protocolaires se déclinent sur un « service mixte » : les plats froids déposés sur la table « à la française » et les plats chauds servis « à la russe ». 

 

 Conclusion 

 

Lévi-Strauss assimile la table à « un langage dans lequel la société traduit inconsciemment sa structure ». Le rituel du repas est le reflet de notre histoire sans cesse en évolution mais aussi tributaire du lieu et de l’époque.

Le dépaysement ressenti face aux repas asiatiques pris avec des baguettes nous renvoie à la diversité des cultures gastronomiques. « Manger avec la main, c’est naturel, manger avec une fourchette, c’est culturel » précise Patrick Rambourg.

De nos jours, 40% de la population mondiale mangent avec les mains, parfois avec l’interposition de féculents ou de pâtes (mezze, tacos, pita…), l’autre part se répartit à égalité entre l’emploi des couverts traditionnels (Amériques et Europe) et les baguettes (Chine et Asie du sud-est) où elles sont mentionnées depuis l’époque Shang (XVIème – Xème av J.C.). Dans le monde musulman et dans une grande partie de l’Afrique, la main droite (par opposition à la gauche jugée impure) se voit attribuer cette destination alimentaire pour des raisons culturelles ou religieuses.

 

Jacques Gauthier, Cannes 

 

BIBLIOGRAPHIE 

– L’art et la table ; Patrick Rambourg. Citadelles et Mazenod. 

– Le glouton, le gourmand et le gastronome ; Yves Gagneux. Vendemiaire. 

– Vatel, les fastes de la table sous Louis XIV ; Nicole Garnier 

– Pelle. Collection Château de Chantilly. 

– La cuisine des pharaons Pierre Talet ; Sindbad. Actes sud. 

– Tables d’hier, tables d’ailleurs ; Jean-Louis fl andrin, Jane Cobbi. Editions Odile Jacob.

– Francis Chevrier ; notre gastronomie est une culture. Editeurs François Bourin. 

– Noëlle Châtelet ; à table (Textes et photographies). Edition de la Martinière. 

– Palais Royal ; A la table des rois. Bibliothèque nationale de France. 

– Les petits plats dans les grands ; Henriette Walter. Editions Robert Laffont. 

– Le repas gastronomique des Français ; Francis Chevrier et Loïc Bienassis. Editions Gallimard.

– 2000 ans d’histoire gourmande ; Patrice Gélinet. Editions Perrin. 

– Bleu de Sèvres (1) Jaune de Naples (2) Rouge de Paris (3) Jean Paul Desprat. Editions du seuil. 

– Claude Lévi-Strauss ; Mythologiques : le cru et le cuit Tome 1 ; l’origine des manières de table Tome 3. Editions Plon. 

– Grande et petite histoire des cuisiniers ; Maguelonne Toussaint-Samat, Mathias Lair. Éditions Robert Laffont.

– Histoire de la nourriture ; Maguelonne Toussaint-Samat. In extenso. Editions Larousse. 

– Les décodeurs : Fourchette, doigts, baguettes… avec quoi se nourrissent les 7,5 milliards d’humains ? William Audureau et Pierre Breteau (Publié le 23 janvier 2019)

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