Droits d’odeur
La loi fondamentale des espèces est d’assurer la survie – de l’individu par son alimentation et sa pérennité par la reproduction.
Ce principe énoncé par Tourgueniev sonne comme une évidence et met en valeur deux sens fondamentaux : le goût et l’odorat.
Introduction
Ces deux sens siègent au niveau de notre cerveau archaïque désigné sous le nom de cerveau reptilien en se référant à la phylogenèse, de cerveau limbique en rapport avec l’anatomie ou rhinencéphale si l’on s’adresse à la fonction.
Sur ce noyau cérébral commun aux espèces animales, se sont développés avec l’acquisition de la station debout les hémisphères cérébraux ou cortex, sièges des fonctions supérieures privilégiant dans ses rapports au monde la vue, l’ouïe et le toucher, sens physiques se confrontant aux sens chimiques : l’odorat et le goût. La verticalisation éloigne le nez du sol et même si cet appendice reste le point le plus proéminent, il concède aux autres sens une perception plus lointaine de l’espace. Avec la bipédie, la femme intimise son sexe créant la notion de consentement, initiant les rites de séduction.
Sur ce cerveau archaïque qui participe à la vie interactive s’identifient des zones comme les centres du plaisir, de la satiété, de la récompense ou de la tristesse très sensibles aux drogues, sources d’addiction peut-être liées à la mémoire propre de ces centres. Les stimulus olfactifs sont véhiculés par la première paire des nerfs crâniens jusqu’au centre de l’odorat relié très étroitement à celui de la mémoire.
Indispensables aux besoins fondamentaux de l’organisme, il gère les comportements primitifs (instinct de survie, de reproduction…) et serait responsable des rêves ; un rapprochement discernable avec les pulsions de Freud, peu indulgent avec l’odorat dont la régression attesterait des progrès de la civilisation aux dépens de l’animalité. Sigmund Freud a utilisé le terme osphresiolagnie en référence aux plaisirs causés par les odeurs.
Nos plus lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs s’appuyaient sur ces sens pour trouver la nourriture et incontestablement, comme dans le monde animal, pour réaliser leur sexualité. Inné ou construit par la société et les codes environnementaux, même appauvri en gènes au cours de l’évolution, le sens olfactif conserve sa valeur sémiologique tirée de la phylogénèse en conservant une fonction d’alerte : 80% des odeurs discriminées sont répulsives (brulé, gaz, excrément, putréfaction…) ce qui laisse 20% pour la perception des fragrances des parfums. Ce même ratio s’applique à l’expression des formes d’épilepsie olfactive.
A tort considéré comme binaire (bon ou mauvais), les études évoquent plus de 10 000 odeurs discriminées mais cependant avec une mauvaise différenciation d’intensité (variation de 30% nécessaire pour différencier deux odeurs, alors que 1% de variation d’intensité lumineuse suffi t pour la vision). Prolongeant la pensée d’Aristote, qui juge « l’odorat et le goût comme des sens animaux », les penseurs chrétiens (Saint Augustin, Saint Thomas de Clairvaux…), différencient les sens qui élèvent vers Dieu de ceux qui ramènent l’homme à sa nature animale, sa matérialité charnelle, ses odeurs et ses instincts (Noëlle Chatelet).
Les philosophes de toutes les époques ont beaucoup glosé avec des conceptions divergentes. Ainsi Platon évoque l’odorat comme sens du plaisir à l’instar de Diderot et Rousseau qui en font un sens voluptueux, avant-goût de la saveur, au contraire de Kant qui le juge contraire à la sociabilité et à la liberté comme un viol de l’intimité.
A la Renaissance, les étuves et les bains publics sont interdits par François 1er suivant les préceptes de l’Eglise et des médecins pour des raisons morales et sanitaires. Les remugles sont vecteurs de maladies et potentiellement de la peste.
Au XVIIème, l’air de Paris est empuanti comme d’ailleurs le château de Versailles pourvu d’aucune commodité sanitaire. « Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton… Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître-artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. » Le Parfum – Patrick Süskind
Au siècle suivant, une prise en compte différente des odeurs, portée par la bourgeoisie, conduit à une conception hygiéniste : les miasmes de la ville évocateurs de misère et du bas peuple (Alain Corbin) s’opposent à la bonne odeur, image de bonne santé reflétant un statut social.
Désir sexuel : l’insaisissable chimie
Créateur en 2006 de l’université populaire du goût d’Argentan, Michel Onfray revient sur cette hiérarchie des sens, opérée par l’esthétique classique selon qu’ils répondent ou non à une conception de l’art c’est-à-dire la vue pour la peinture, l’audition pour la musique, le toucher (sens intermédiaire d’Aristote) pour la sculpture.
Nul ne peut nier la participation fondamentale des phéromones dont on constate les effets dans le monde animal mais aussi bien présent chez l’homme. Les études anatomiques (déjà rapportées dans l’Encyclopédie – 1765) ont montré que, dans les continents riches en odeur, comme en Afrique, le lobe olfactif est de la taille d’un pois de couleur safranée et riche en filaments se différenciant du lobe olfactif européen de couleur terne, réduit de taille avec quelques pauvres filaments sur la lame criblée de l’ethmoïde. Parallèlement les chercheurs ont vérifié la relative pauvreté d’identité d’odeur personnelle chez les Asiatiques.
La fonction créant l’organe, on peut imaginer que la substitution des odeurs naturelles par des odeurs artificielles puisse jouer un rôle dans l’appauvrissement présumé de la sexualité ; peut-être l’odeur de violette en plein hiver n’a pas la même valeur suggestive que l’odeur du musc ou de la sueur de bûcheron qui aiguisait les sens de lady Chatterley… Mais aussi plus historiquement d’Henri IV ou Napoléon 1er qui recommandaient respectivement à Gabrielle d’Estrées et Joséphine de Beauharnais la même faveur : éviter toute toilette avant de les rencontrer.
Anecdotique mais pas que… Quand on sait que les bains et les douches estompent les effluves riches en phéromones, chargés de composants indoles, sécrétés par la pilosité des aisselles et du pubis, odeurs naturelles porteuses de suggestions et, comme l’évoque les sexologues, la saveur et les odeurs sont des invités précieux à un rapport épanoui.
Le magnifique livre « le parfum » de Patrick Süskind (1985) renvoie à cette intrication entre les odeurs et la sexualité. Un bon odorat permet de mieux savourer les activités sexuelles selon des chercheurs allemands de l’université de Dresde et est moteur dans le rapprochement sexuel (Roland Salesse). La stimulation olfactive est un précieux recours pour le traitement de l’impuissance selon les chercheurs thaïlandais.
Chacun porte sa propre odeur dite « suigeneris », essentiellement génétique, mélange de molécules chimiques volatiles qui lui confèrent une odeur singulière, qui serait non pas l’émanation de la transpiration mais plutôt le résultat de la présence de bactéries sur la peau avec une signature personnelle, un peu comme le microbiote de notre intestin. « Chaque individu est différent, possède ses propres répertoires olfactifs et sensibilités nasales » (Roland Salesse). Toutefois cette odeur intime est à même de varier avec l’alimentation, l’âge, le stress, les hormones, les émotions, la période du cycle et peut trahir des vécus intimes. Le fœtus s’initierait dans le ventre de sa mère à ses odeurs créant à la naissance un lien fort et identifiable, une reconnaissance de l’un et l’autre, un chemin balisé pour l’allaitement. Gabriel Lepousez, de l’Institut Pasteur, rappelle que « l’olfaction a un lien fort avec l’émotion ». « Les odeurs tiennent leurs importances du fait qu’elles sont très connectées à la mémoire » complète Gérard Leleu.
Pour Raveneau « lorsqu’elles s’infiltrent dans l’espace d’autrui, les odeurs dépassent les frontières de l’acceptable ». Mentionnons à ce propos, l’effet Edward WESTERMARCK qui est un mécanisme d’évitement de l’inceste par incompatibilité d’odeurs peut être basée sur les groupes tissulaires mais essentielle pour prévenir la consanguinité. L’odeur de sainteté ne serait pas qu’une aura immatérielle mais selon les hagiographes une véritable réalité chimique, une exhalaison émanant du cadavre des bienheureux « myroblytes » Le symbolisme chrétien s’appuie sur les odeurs : les mages déposent au pied de la crèche bien sûr l’or mais surtout les parfums précieux : l’encens et la myrrhe.
Monde Antique et odeur Le monde antique, en particulier l’Egypte, s’est attaché à combattre les odeurs morbides par l’embaumement des corps lors des rites funéraires.
Les Brûles parfums des mandarins ou les bouquets fl oraux reproduits sur les mosaïques romaines illustrent le souci universel de masquer les odeurs. Les fumées odoriférantes des sacrifices, l’encens et la myrrhe sont des vecteurs de prières s’élevant vers les dieux. Du kyphi de Cléopâtre au Channel 5 (seul vêtement de nuit de Marilyn), le parfum supplée le naturel dans les démarches de séduction.
Conclusion
L’agueusie et l’anosmie qui accompagnent la COVID ont donné un éclairage actuel à ces sens fondateurs dont l’altération est responsable d’un vécu attristé. Chats, chiens et abeilles ont été sollicités avec succès pour la détection de la COVID, un savoir animal déjà exploité dans d’autres domaines comme la recherche des truffes par la truie, le chien ou la mouche. L’olfaction est essentielle aux animaux (et peut-être aux plantes) condition de leur survie. Parvenu à l’extrémité de la chaîne animale, l’homme doit redécouvrir l’utilité de ces fonctions constitutives, « qui renvoient à des savoirs oubliés et des secrets perdus » Annick Le Guérer.
Laissons à Marcel Proust le soin de conclure avec l’évocation désormais incontournable du stimulus olfacto gustatif de la madeleine, petit coquillage de pâtisserie, immortalisé dans le premier volume « A la recherche du temps perdu » « l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Jacques Gauthier, Cannes
BIBLIOGRAPHIE
− Le livre des sens – Diane Ackermann – Grasset
− La Chimie de l’amour – Quand les sentiments ont une odeur (CNRS Éditions, 2009), de Hanns Hatt et Regine Dee
− Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille, éditions Champs histoire
− Robert Muchembled, La Civilisation des odeurs (XVIe
-début XIXe siècle), Les Belles Lettres
− Odeurs et parfums en Occident : qui fait l’ange fait la bête, par Brigitte Munier Editions du Félin
− La voie sacrée, Gérard Leleu, Éd. Trédaniel
− L’encyclopédie 1ère édition Jaucourt, Menuret 1765 tome 11
− Les Pouvoirs de l’odeur, Paris, Annick Le Guérer, François Bourin, 1988 ; Odile Jacob – France
− Culture Podcast Histoire des odeurs et des parfums (2018) Jean Christophe Courtil université Jean Jaurès Toulouse
Cordiam n°40, JUIN – JUILLET 2021